mardi 24 janvier 2012

Transes alpines III

Bon alors, Max Granvil, tu le fais péter ton "Transes alpines III", 
  
Pouvait-on lire ce matin sur le placard cloué au portail monumental de ma demeure ligérienne, que j'évoquais ici même voici peu. De toute évidence, quelqu’un s’était introduit nuitamment sur les terres du clan EmGé, dont je suis le patriarche vénéré. 


Au mépris des lois les plus élémentaires sur la propriété privée des biens immobiliers, cet individu — dont je ne puis imaginer qu’il soit Français à 100%, car toutd’mêmequandmême, non ? — s’est immergé dans les douves dudit château qu’il a sans doute traversées d’une brasse indienne silencieuse et puissante, laissant jouer les muscles de ses bras sous les reflets d’une lune rousse… (vous m’arrêtez quand vous avez votre dose, hein?) pour venir apposer le billet susmentionné (encore humide de sa baignade) sur le portail précité. Le malotru ne manque pas d’air, mais sa menace a porté puisque — le titre de la présente page vous l’indique — je me couche incontinent, j’obéis, j’obtempère. 



Il faut dire que certains signes annonciateurs m’avaient fait prendre vaguement conscience du fait que certains lecteurs de Blog de Garenne, accros à mes « Transes alpines » (dont diverses versions apocryphes circulent sous le manteau et sur la toile, paraît-il) n’allaient pas tarder à me faire payer la siestomanie qui les sevrait de la sweet et faim de leur feuilleton préféré. 
Ainsi, pas plus tard qu’hier, passant dire bonjour à un de mes employeurs illégaux dont je ne révélerai pas le nom par peur du fisc, n’ai-je pas vu son chat Siegmund me sauter au visage toutes griffes dehors et me dire : « EmGé, ça suffit tes conneries. Si t’envoies pas fissa le « Transes alpines III », on te fera la peau, mon gars tu verras ça !» Et d’ajouter dans un murmure quasi inaudible mais d’autant plus menaçant : « Un groupe de lecteurs de BdG s’est constitué en association loi 1901. Leur trésorier parcourt Paris, les poches pleines de flouze en petites coupures, à la recherche de tueurs serbes qui te troueront l’épiderme d’ici peu si tu persistes dans tes atermoiements, tergiversations et autres manoeuvres dilatoires qui ne trompent personne, foutue feignasse. » 


Quand je sortis de chez mon boss au noir il faisait sombre et ma jovialité naturelle avait baissé d’un cran. D’autant que, sur le chemin menant au parking où j’avais garé ma Lamborghini, j’entendis des murmures indistincts parmi lesquels on percevait des bribes de phrases du style « y’en a ras l’b… », « ça commence à bien f… », « EmGé, fripouille, le peuple aura tes… ».
Les deux chenapans que j’aperçus de loin, accroupis près de mon véhicule, détalèrent à la vue de ma carcasse patibulaire et de mon visage couvert de sparadrap (Siegmund et ses griffes, vous vous souvenez ? J’en vois qui ne suivent pas là-bas au fond !). Mais le canif rouillé et les billets épars qu’ils oublièrent en s’enfuyant ne laissaient aucun doute : on les avait payés pour crever mes pneus bien aimés.
Pourtant, une fois installé dans l’habitacle luxueux de mon bolide, volant gainé de cuir en main et autoradio à fond, j’oubliai tout cela au rythme chaloupé du « Ya Ya » de ce bon vieux Lit d’Orsay.


Ce matin, en revanche, impossible d’ignorer plus longtemps la menace. En conséquence, lesté d’un doppio espresso ristretto qui devrait m’empêcher de m’assoupir, je m’atèlalatâch et m’assieds à ma table pour taper le troisième épisode de (Yes indeed, Ladies & Gentlemen,  vous l’attendiez impatiemment depuis plusieurs jours. Vous l’avez tous reconnu : plizgivabigroundofapplausetozeone&only) « Transes alpines III » — et tout ça, je me permets de vous le rappeler, pour toi, lecteur aimé (oui, toi Barnabé & toi Mireille ; toi Sven-åke & toi Rigmor ; toi Maria de las Mercedes & toi Juan Miguel Angel y Paco ; toi petit pèrrre Piotrrr Andrrreïevitch & toi petite mèrrre Irrrinouschka Grrrigorrrievna, et tous vos potes…).

Voici donc enfin Enrico Rava et les Transes alpines III : chose promite, chose dute !
D’abord un conseil : si vous ne parlez pas l’italien, apprenez-le ! Enrico Rava vient en effet de publier ses mémoires chez l’éditeur Feltrinelli, et qui sait quand ils seront traduits en français ? Si vous voulez lire la langue goûteuse du Maestro (c’est lui-même qui écrit), y retrouver un peu de son phrasé de raconteur d’histoires, lyrique et plein d’humour, croiser Bix Beiderbecke et Fausto Coppi, la Mamma et Gato Barbieri et touty kwanty, vous balader à Turin, New York ou Buenos Aires — et tout ça fuckin’ right now —, c’est en italien qu’il faut le faire car comme la pasta al dente : un récit de Rava, ça n’attend pas.

Au Sunside, Rue des Lombards, début janvier, lui et ses ragazzi ont donné six concerts en trois soirs quasiment à guichets fermés. Je n’étais pas là tous les soirs, certes, mais ayant vu le même quintet trois fois en autant de mois voici deux ans sur des scènes de festivals européens, j’étais curieux de les entendre en contexte plus intime. Ils y créent la même atmosphère de musicalité naturelle, conviviale et recueillie que dans les salles ou lieux en plein air auxquels ils ont l’art de conférer l’intimité et la proximité avec le public que l’on trouve dans les meilleurs clubs de jazz. Dire qu’ils ont, par contraste et comme par magie, repoussé les murs exigus du Sunside serait exagéré. Mais l’idée y était. Come lo fanno, questo ? Comment font-ils ça ? Ecoutez : c’est tout simple. Ils forment, par le regard et la position des corps dans l’espace scénique, un GROUPE uni comme les doigts de la main (lesquels, chez moi en tout cas, se trouvent être également cinq — du moins quand je suis à jeun comme à présent). Quand l’un d’entre eux prend un chorus, ceux qui ne jouent pas ne partent pas fumer une clope en coulisse, ne bavassent pas entre eux comme de vulgaires Marsalis & co., ne donnent pas l’impression de se faire chier… Non : ils se calent dans une position confortable (appuyés au piano, accroupis, etc.) et le regardent avec une bienveillance appréciative et une intensité qui contraint le soliste à se surpasser sans pouvoir faire le mariole. Et ce cercle rapproché de tifosi/collègues devient une sorte de microcosme dont la qualité d’attention se diffuse dans le public proprement dit. Ce second cercle ou macrocosme a payé sa place mais, dans d’autres circonstances, son écoute est parfois distraite, bavarde, intermittente, dubitative (« Est-ce que je dois faire semblant d’apprécier pour ne pas avoir l’air con(ne) ou est-ce que je m’autorise à afficher que je m’emmerde et que je ne comprends rien à cette foutue musique de jazz que mes cop(a)in(e)s m’ont emmené voir ? »). Avec le Quintetto del Maestrone Rava, non c’è questo problema : impossible de rester indifférent. Ces mecs sont tellement jusqu’au cou dans la musique — et ce sans le moindre effet de manche, ritalerie exhibitionniste à la Bollani ou gimmickmatuvuàlamormoil’ — qu’ils vous y plongent itou et que le néophyte se trouve embarqué dans une sorte de pédagogie vivace de l’interaction et de l’improvisation jazzistiques.
Ces musiciens sont avant tout (scusate se mi ripetto) des tifosi. Des « amateurs » au sens noble et premier, des fans. Le jazz est pour eux comme la course automobile, le foot ou le Tour de France. Ils  sont les premiers à prendre leur pied et à apprécier telle trouvaille, telle inflexion du ragazzo qui souffle dans son biniou, martèle sa batterie ou ses 88 touches, pétrit les cordes de sa contrebasse derrière eux, devant eux, à leurs côtés. Comment de telles ondes positives, une telle qualité d’écoute réciproque, une telle générosité ne se répandraient-elles pas dans la salle, dans le club, bref dans tout espace à taille HUMAINE où jouent ces gens ? 
Si vous voulez convaincre votre rejeton(ne), nièce ou neveu, filleul(le) ou autre djeunz décervelé que la bonne musique vivante ne se pratique pas dans les stades ou autres espaces plus propres à accueillir les foules sportives, staliniennes, nord-coréennes, bruyantes et enrégimentées, emmenez-les voir et entendre le quintet d’Enrico Rava. Sans prise de tête, sans arrogance et — évidemment — sans partitions, ils leur donneront une magistrale et inoubliable leçon de MUSIQUE.


Mais je sens la fatigue et j’ai l’impression d’avoir fait mon devoir, accompli ma mission. Les guns serbes s’éloignent et me lâchent le fion. Avant de vous quitter, parce que je suis bon, une courte anecdote en guise de conclusion :
Voici quelque dix ans, en 2003, la Norddeutsche Rundfunk, la radio d’Allemagne du Nord, sise dans un bunker d’un quartier sans âme de Hambourg, assez loin du centre-ville, proposait un double programme : le quartet de Chris Potter précédé du duo Rava-Bollani. Nos deux méridionaux jouèrent de leurs instruments mais aussi de leurs personnalités, de leur complicité transgénérationnelle (le trompettiste pourrait être le père du pianiste), du contraste entre leur jeu (virtuosité de feu follet touche-à-tout de Bollani ≠ musicalité et profondeur de Rava qui, contrairement à son cadet, sait à peine lire la musique et n’en a que faire tant il en est rempli).


Les Américains, eux, déroulèrent leur set de façon professionnelle et virtuose, passablement ennuyeuse aussi. Il s’avéra, renseignements pris, qu’ils terminaient une tournée harassante et jouaient en pilote automatique, sur des réflexes excellents mais peu propres à toucher le public, qui écouta poliment.  Avaient-ils entendu des coulisses le duo précédent ? On peut en douter et en tout cas ils n’en tirèrent aucune leçon car de l’approche ludique autant que lyrique des deux transalpins ou de leurs annonces de morceaux parfois hilarantes en anglo-italien, rien ne transparaissait dans le set froid et calibré des Etatsuniens. Et l’on vit le public de la bonne ville hanséatique de Hambourg sortir de l’auditorium dans la nuit frisquette bien que printanière, en parlant de Rava et Bollani, sourire aux lèvres et chaud au cœur, comme s’ils avaient oublié la seconde partie du concert. 
Croyez-moi si vous voulez : je suis certain que même les plus sobres d’entre eux, par la magie du duo initial, furent pris ce soir-là de transes alpines et crurent voir passer, devant le bunker de la NDR, des gondoles et leur gondoliers, maillots rayés et canotiers. 



Et puisque vous avez été sages et que vos sbires m’ont laissé la vie sauve, je vous promets (mais sans délai de livraison) un « Transes alpines IV », 1 2 C 4.

CiaoCiaoCiaoCiao…

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