dimanche 25 octobre 2020

Qu'est-ce? J'arrête!

 

La Mi Ré…da!

Voici quelques décennies, mon confrère de Jazz Magazine, l’excellent Jacques Réda — par ailleurs immense poète — intitulait un de ses articles à propos de Keith Jarrett « Jarrett l’effraie ». Si je me souviens bien, il s’agissait de la chronique du volumineux coffret des Sun Bear Concerts, en solo : 10 vinyles à l’époque, 6 CDs aujourd’hui, uniquement disponibles d’occasion pour la modique somme de 140 et quelques €.

Pour la livraison, prévoir une camionnette!

 

A mon tour aujourd’hui de donner dans le jeu de mot jarrettien avec ce titre désopilant 

« Qu’est-ce ? J’arrête ! ».

 

Mais on n’est pas là pour rigoler, nom de Zeus ! Jarrett est malade : il a perdu l’usage de sa main gauche et a oublié une partie des morceaux qu’il jouait en solo ou en trio.

 

Comment l’appris-je et d’où le sais-je ? Par un email de l’attaché de presse d’ECM, le label de K.J. depuis des lustres. Je vous en livre la teneur : « Dans un entretien accordé au New York Times, et à l'heure où il s'apprête à publier son nouvel album solo (enregistré en concert à Budapest en 2016) le 30 octobre prochain, le pianiste star Keith Jarrett (auteur du célèbre Köln Concert, l'album de piano solo le plus vendu au monde) évoque ses 2 AVC en 2018 et sa probable impossibilité de remonter sur scène.

Cliquez pour lire l'interview »

 

Bon, il est clair que cet email n’est pas uniquement adressé à la presse jazz-jazz : le concert de Budapest, ça fait quelque temps que nous, les « spécialistes », savons qu’il était sur le point de paraître. Que Jarrett soit une star, on le sait aussi et dans l’ensemble on s’en bat l’œil : on juge ses disques et concerts comme ceux de n’importe quel autre musicien. Que le Köln Concert soit l’album de piano solo bla bla bla, peu nous en chaut (bizness) : voici bien des années que nous l’avons (re)mis à sa place par rapport aux solos de Paul Bley, Dollar Brand (aujourd’hui Abdullah Ibrahim), Martial Solal, Franco D’Andrea ou Marc Copland, et ce n’est pas toujours la place la plus haute, loin de là.

Alors à qui est destiné ce mail ? Aux rubriques culturelles de la presse généraliste, qui n’y connaît pas grand chose en jazz et a besoin qu’on lui pré-mâche l’info. Et quand ça vient d’un prestigieux quotidien américain, ça ne se refuse pas.


 
Un autre solo…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

…et encore un autre!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que peut-on lire dans ce mélange d’article et d’interview? Un éloge appuyé du sieur Jarrett dont on retrace la carrière, et un lamento sur ses maux physiques et moraux. Pensez donc : un génie foudroyé par la maladie! Il y a de quoi faire les gros titres des journaux et humidifier les yeux dans les chaumières.

 

Snif! Sob! Gasp!…

 

Or, remettons les choses en perspective : Jarrett est-il la première victime d’une maladie incapacitante ou d’un accident ? Té, peuchère, non, pardine ! Et Django, qui a perdu l’usage de plusieurs doigts dans l’incendie de sa roulotte et qui s’est inventé une  nouvelle façon de jouer absolument sidérante ? Parmi les guitaristes, Pat Martino a perdu la mémoire suite à une opération destinée à éviter une rupture d’anévrisme et a réappris à jouer en écoutant ses propres disques ! Horace Parlan, dès l’enfance,  a vu sa main droite handicapée par la polio et a inventé son propre mode de jeu. Quant à Oscar Peterson, il a remplacé sa main gauche défaillante, suite à une attaque, par un guitariste, Ulf Wakenius, et a continué à donner des concerts avec ce dernier en plus de sa rythmique basse/batterie. Sonny Rollins lui-même ne peut plus souffler dans son saxophone à cause de problèmes respiratoires. Je ne me souviens pas qu’on l’ait entendu se plaindre de son sort dans les médias. Mais Sonny est un grand sage qui, à plusieurs reprises, a interrompu sa carrière pour diverses raisons, entre autres pour s’adonner à la méditation. Quand je l’ai interviewé par téléphone voici quelques années, il dégageait une grande sérénité malgré sa retraite forcée des scènes et des studios.

Regardez sa main gauche… et son sourire!

 

 

 

 

 

 

 

 

Regardez sa main droite… et son sourire! Parlant, non?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La patte Martino!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les pattes d'Oscar…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sonny Rollins & Max Granvil





Alors, le sieur Jarrett ? Eh bien tout simplement il n’a pas encore trouvé — et ne trouvera peut-être pas — le moyen de sortir de son état actuel. Mais c’est la quête qui compte et le but est toujours incertain, non ? Guillaume d’Orange-Nassau, au XVI° siècle, n’a-t-il pas prononcé cette magnifique phrase : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. ». Allez Keith, bordel, relis le gars Guilllaume d’O-N. ou Marc-Aurèle, et arrête de chialer sur ton sort!

Guillaume D'Orange-Nassau

 

 Certes, je peux concevoir que cette période soit difficile à vivre pour Jarrett. Mais de là à nous attendrir sur le génie frappé par le sort : arrête ton char, man !

Et d‘abord Jarrett est-il un génie ? Qu’il soit un grand pianiste, nul ne le nie. Qu’on l’encense abondamment c’est également un fait, et que cette opération aboutisse au statut hors normes du fameux « Köln Concert », c’est évident. Mais analysons un peu cette galette. Jarrett y propose un mix de jazz et de classique avec des accents folk ou gospel ici ou là. Un mix qui lui permet de ratisser large et de plaire à un public qui dépasse largement celui du jazz. 

Quelques années avant le concert de Cologne, Jarrett a enregistré, toujours pour ECM, un autre solo beaucoup plus court en studio : « Facing You ». Allez l’écouter, si ce n’est déjà fait, et — si vous avez les oreilles tant soit peu affûtées, ce dont je ne doute pas — il y a de grandes chances que vous trouviez, comme tous les musiciens et critiques de jazz que je connais, que « Facing You » est nettement supérieur au trop fameux « Köln qu’on sert ». 

 


 

D’autre part Jarrett se considère lui-même comme un génie. Avoir été un jeune prodige n’incite évidemment pas à l’humilité si on ne fait pas le deuil de cette enfance « gâtée». Il dit, sans rire, dans l’ITV du New York Times, qu’il se perçoit comme « le Coltrane des pianistes » (il ne précise pas « de jazz »). « Tous ceux qui ont joué du sax après lui  [Coltrane] ont montré à quel point ils lui devaient quelque chose » ajoute-t-il.

 

Coltrane = Jarrett? Et puis quoi encore!
 

Et toi, Mister Keith, tu penses que tous les pianistes d’aujourd’hui ont subi ton influence ? Laisse moi rigoler, mon gars ! Va faire un tour dans les clubs de jazz du monde entier et ouvre tes oreilles, que diable ! Tu y rencontreras des émules de Monk, de Tristano, de Bill Evans, de McCoy Tyner… 

Geri Allen te doit-elle quoi que ce soit ? Et Jason Moran ? Et Bojan Z ? Et Sylvie Courvoisier ? Et Dado Moroni ? Et Michael Wollny ? (arrêtez moi !…)

 

Geri

 

 

 

 

 

 

 

 

Dado

  


 

 

 

 

 

 

Plus loin dans la même ITV, Jarrett nous dit : « Je n’ai aucune idée de ce que je vais jouer, à aucun moment avant le concert. » En d’autres termes « je suis un improvisateur de l’instant, un improvisateur total, génial ». Et ta sœur, amigo ! 

Quand on possède ton bagage musical, ta culture harmonique, ta connaissance des mélodies classiques et jazz… le cerveau peut restituer instantanément une foule d’informations parmi lesquelles il suffit (je ne dis pas que c’est facile) de faire le tri. Martial Solal, un immense improvisateur, a bien dû rigoler s’il a lu l’ITV de son collègue américain aux chevilles gonflées. Lee Konitz, lui, me disait que quand il se rend compte au cours d’une impro qu’il se répète il arrête de jouer. A qui Jarrett va-t-il faire croire qu’il monte sur scène avec l’innocence d’un enfant qui découvre les lieux à quatre pattes ? Mais entretenir le mythe du génie spontané ne fait jamais de mal dans un plan promo.

 


 

 

Martial se retient de rigoler…

 

Feu Lee Konitz : un très grand improvisateur humble

Analysons, si vous voulez bien, une des « improvisations » de Jarrett : son intro en solo (avant que la rythmique n’intervienne) du standard « All the Things You Are », paru sur le fort beau double CD « Tribute » enregistré live en octobre 1989 à… Köln. Encore ? Décidément Jarrett doit aimer se désaltérer et se doucher à l’eau… de Cologne (Hi !Hi ! Hi ! : Quel humour désopilant, ce Max Granvil ! Où va-t-il chercher tout ça, on s’le d’mande ? Mais ça lui vient naturellement, caisse que vous croyez : Keith n’est pas le seul grand improvisateur sur cette planète… Hi ! Hi ! Hi ! ).

 

Cologne, sa cathédrale, son pont, ses concerts de Jarrett…

 


 

Retrouvons notre sérieux, je vous prie — Arrêtez de rigoler bêtement, toi Marie-Louise et toi Mouloud, là bas au fond. Vous croyez que je ne vous vois pas ?  — et analysons cette fort belle intro. Jarrett y tourne autour de la mélodie de Jerome Kern en produisant des sortes de variations rythmiques et mélodiques qui suivent les harmonies du morceau. Il se livre à un contrepoint objectivement très beau, et ce à un tempo médium-rapide assez impressionnant. Puis, à 1’39’’ et jusqu’à 1’46’’, il plaque une courte série de bonnes grosses octaves dans le grave, ce qui est susceptible de produire un bel effet sur le public. Cette suite d’octaves, je n’hésiterai pas à la qualifier d’« orgastique ». Car par-delà ses qualités strictement musicales, Jarrett sait fort bien « manipuler » son public. Le Köln Concert en est un autre exemple. 

Alors tout ça relève-t-il du génie ? Ben non : c’est même le contraire du vrai génie qui n’a pas besoin de caresser les foules dans le sens du poil ! Qui a dit Thelonious Monk?

Regardez par exemple — et surtout écoutez — mi amigo Gonzalo Rubalcaba : il casse systématiquement l’image et le mythe du « Cubain qui fait du cubain », ce qui évidemment peut frustrer une partie du public qui est venu pour entendre « El Manisero » ou « Tico Tico » à fond la caisse. Bon, j’arrête ! (Hi ! Hi ! Hi !)

Gonzalooooooo!
 

Pour résumer, il ne me semble pas inutile de déboulonner un tant soit peu la statue de Keith Jarrett, ce qui n’empêche nullement de se régaler avec ceux de ses disques qui vous plaisent le plus. Et il y en a sans aucun doute plus d’un.


 

Et en concert ? Hum, hum… Comment dire les choses sans tomber dans la vulgarité ? Car si le talent de Jarrett est aussi évident en concert qu’en studio (les disques enregistrés en public en témoignent), le comportement du musicien est pour le moins discutable. Pour commencer, Jarrett ne supporte pas que quelqu’un joue sur scène avant lui. Ses concerts occupent donc toujours toute la soirée et il n’adoube aucun musicien plus jeune ou moins connu que lui. Belle générosité ! Coltrane, lui, a toujours eu le souci de ses cadets ! D’autre part notre génie ne supporte pas le moindre toussotement pendant qu’il joue alors que lui-même ne nous épargne pas ses gémissement de plaisir, ce que personne d’autre, à ma connaissance, ne fait ! Enfin, soyons clair : si Jarrett se conduit souvent comme une diva, il va parfois jusqu’à se comporter comme un sombre connard. J’exagère ?

Voici deux exemples. Primo, allez sur youtube en suivant le lien que voici :

https://www.youtube.com/watch?v=6jYV49HAiCg

 

Coltrane adoubant Shepp qui lui rend hommage. C'est beau, non?
  

Vous y verrez Jarrett insulter, à  Umbria Jazz, à Perouse, — le plus gros et le plus prestigieux festival de jazz d’Italie — les spectateurs qui ont osé prendre des photos pendant son concert et menacer le public de quitter la scène et « cette foutue ville » si ça recommence.

 

Secundo, je l’ai vu personnellement, à Jazz à Vienne au sud de Lyon, se comporter de façon similaire.

Jarrett prie… le public de lui pardonner ses excès verbaux…



Pour éviter que l’on risque de perturber la balance-son de la star, les organisateurs du festival avaient eu l’excellente idée de nous inviter, nous les journalistes et les photographes, à visiter les vignobles et les caves de Côte rôtie et de Condrieu à quelques kilomètres de Vienne, au bord du Rhône. Inutile de dire que nous sommes tous revenus de cet après-midi d’excellente humeur et marchant en zigzag! 

 

Le vignoble de Côte rotie (Hips!)

 

Re Hips!!

A notre retour les techniciens du festival nous avertirent que la soirée risquait d’être problématique. En effet, quelques minutes après le début du concert, la contrebasse de Gary Peacock se mit à émettre un bruit bizarre. Un technicien se précipita à quatre pattes pour régler le problème, mais Peacock lui fit signe d’un geste de la main de ne pas s’approcher. Quelques instants plus tard le buzz recommençait, et le bassiste dut accepter que l’on règle un problème qu’il avait refusé de reconnaître durant la balance-son. Pendant que les techniciens s’affairaient, Jarrett restait assis à son piano, les bras croisés. Puis le public du Théâtre Antique, impatient, devint un peu houleux. Alors le pianiste se leva, s’approcha du bord de la scène et fit de la main en direction de son auditoire un geste qu’on ne pouvait interpréter que comme signifiant « Fermez vos gueules ! ». Le public le hua puis, l’incident technique réglé, le concert reprit et les huées se turent progressivement. La musique qui suivit fut magnifique, comme souvent, mais quelle outrecuidance et quel manque de respect de la part d’un musicien qui a perdu le sens de la mesure !

Quel est ce technicien qui ose s'approcher de ma basse?!

 

Discutant du cas Jarrett voici quelques jours avec mon ami pianiste Philippe Le Baraillec, je lui dis que ce qui arrivait à la diva au niveau de sa santé était, en gros, « bien fait pour sa gueule ». Philippe me reprit avec la douceur qui le caractérise et je modérai mon propos en le reformulant (Max Granvil a, il est vrai, une tendance à laisser son sabre de critique de jazz jaillir un peu vite de son fourreau pour pourfendre les cuistres, les manants et autres paltoquets. Heureusement il a des amis qui l’aident à retrouver la sérénité qui couve sous cette braise ardente). Nous sommes donc tombés d’accord, Philippe et moi, sur le fait que l’épreuve que traverse Jarrett peut être pour lui une occasion de descendre de son piédestal, d’acquérir un peu d’humilité et éventuellement de rebondir musicalement. Pour se relever, il faut d’abord tomber. Et se relever après une chute peut être l’une des meilleures choses qui vous arrive dans la vie. Un des ex-employeurs de Jarrett, Miles Davis, a recommencé à jouer — et avait changé de style — après plusieurs années d’interruption due en partie à des problèmes de santé.

 

Les sabres de Max Granvil

Allez Keith, t’es pas le seul a être passé par la case « hosto ». Reviens nous vite quand tu auras trouvé la porte de sortie et demande aux toubibs de te charcuter un chouïa les cordes vocales : ça nous épargnera tes grognements si peu… musicaux !


 

 

Max Granvil

PS: Je tiens à dédier cet article à Alain Rey, grand amoureux des mots mais aussi amateur de musique, décédé le 27/10. Je l'avais rencontré voici quelques années dans le hall de la salle Pleyel où nous assistions au même concert et j'étais allé le saluer en l'appelant (comme un petit con que j'étais alors) "M. Nicolas Rey", du nom du journaliste de France Inter. 

Comme ce grand Monsieur qu'était Alain Rey devait être habitué à cette méprise, il s'était contenté de sourire et je ne m'étais rendu compte de mon erreur que quelques minutes plus tard, ce qui m'avait plongé momentanément dans la honte.

Le sourire d'Alain Rey. RIP, Monsieur le père du Petit Robert!


vendredi 23 octobre 2020

Face aux cons… Blog 2 Garenne sort de ses gonds

 

Avant de commencer, un petit rappel pour les nouveaux lecteurs et pour les anciens qui ont la mémoire qui flanche. Blog de Garenne porte ce beau nom grâce à l'excellent Alphonse Allais qui écrivit :

Allez, fonce Alphonse Allais!

 

"Il est toujours bon d'avoir une particule. Etre de quelque chose ça vous pose quelqu'un, comme être de Garenne ça vous pose un lapin". Grave top coooool, niet?

Blog de Garenne ne s’est jamais strictement confiné dans son créneau jazz-jazz ni n’est resté sur ses rails musicaux. Nous vivons dans une société dont la musique et le jazz ne sont qu’un élément culturel parmi d’autres. Aussi, quand les problèmes de société envahissent l’espace public, comme c’est le cas aujourd’hui, Max Granvil s’autorise-t-il à troquer ses charentaises jazzy pour de gros sabot sociologiques, que par ailleurs chacun d’entre nous — oui, toi, lecteur/trice aimé(e), toi Helmut, toi Cunégonde… — est libre de chausser pour donner son point de vue sur le monde qui nous entoure. C’est parti !

Les sabots de sociologue de eMGé (pointure 45)
 

Face aux cons ? Aux cons de tous bords, bien sûr, et ils sont loin d’être tous du même côté. Ainsi, ces derniers temps, on a abondamment stigmatisé les intégristes musulmans, les terroristes qui sont passés à l’acte, et ceux des croyants qui les soutiennent.

Des cons, de toute évidence. De sales cons pour ce qui est des terroristes, un mélange de sales cons et de pauvres cons en ce qui concerne leurs sympathisants et zélateurs. 

Mais de l’autre côté, dans le camp des institutions — et singulièrement de l’Education Nationale que je connais bien pour y avoir été prof de français pendant près de 40 ans — la dose de connerie est loin d’être infime, aussi bien à la base que dans la hiérarchie. 

Les jeunes musulmans qui usent leurs culottes et leurs robes sur les bancs de nos collèges et lycées sont-ils confrontés à une idéologie républicaine et laïque unanime et sans faille, dont la logique puisse s’imposer à eux de façon naturelle et fluide ?

Loin de là ! J’ai enseigné en banlieue parisienne, à Gennevilliers, face à des classes où plus de la moitié des élèves étaient originaires du Maghreb ou d’Afrique noire, et donc en grande partie musulmans. La plupart des élèves musulmanes ôtaient leur voile à la grille du lycée et le remettaient dès leur sortie, et ce la plupart du temps — j’ai pu le vérifier — par choix personnel et non sous la pression de grands frères ou de la famille. La règle du lycée en matière vestimentaire était clairement énoncée, mais les élèves savaient parfaitement que la règle du lycée de Villeneuve-la-Garenne, à quelques kilomètres de là, était différente, plus tolérante. 

La position du Rectorat de Versailles — dont dépendent les deux établissements — par rapport à cela ? Comme d’habitude les hautes sphères n’ont qu’un mot d’ordre à l’adresse de leurs administrés : « Pas de vagues, et surtout pas de vagues qui remontent jusqu’au Rectorat ou qui apparaissent en première page des journaux ! ». 

J'ai dit:"Pas de vagues!", bordel!
 

Belle façon de gérer les problèmes qui éclosent sur le terrain, à ce qu’on voit.

Il m’est arrivé de garder après mon cours, pour les rassurer, deux élèves convoquées à l’heure suivante dans le bureau du proviseur-adjoint pour avoir porté dans l’enceinte du lycée une tenue « islamique » jugée inadéquate. Les deux adolescentes étaient très stressées, au bord des larmes, et ne comprenaient pas vraiment ce qu’on leur reprochait.

Quand j’allai informer ledit proviseur-adjoint de l’état d’esprit de ces deux élèves, il ne trouva pas autre chose à me dire que : « Vous êtes resté seul dans une salle avec ces deux élèves ? Attention, elles vont essayer de vous endoctriner ! ». 

Le lycée Galilée, à Gennevilliers: très beau, très cher, très peu fonctionnel…
 

M’endoctriner ? Deux gamines un peu paumées entre leurs valeurs familiales et celles de leur lycée  seraient capables d’endoctriner un adulte enseignant ayant des dizaines d’années d’expérience en tant que prof ? On croit rêver ! Et c’est ce brave proviseur-adjoint largement à côté de la plaque et craintif face au comportement de certains élèves musulmans qui allait rappeler les valeurs de l’école à deux jeunes filles qu’il ne connaissait pratiquement pas. Deux ados que, pour ma part, je côtoyais plusieurs heures par semaine depuis des mois ! 

Est-ce qu'il a l'air endoctrinable, le gars Max Granvil? Franchement!
 

Ces élèves musulmans, dans quelle mesure l’école prend-elle en compte leur singularité religieuse afin de les amener à mieux comprendre la notion de laïcité, laquelle est loin d’être claire ? Ce travail d’explication, certains de mes collègues et moi-même le faisions au quotidien. Mais pas la majorité de ces collègues, loin de là. Et en quoi la hiérarchie nous incite-t-elle à faire ce travail ? Quelles formations permettant de mieux s’attaquer aux problèmes interculturels l’institution propose-t-elle à ses profs officiant sur le terrain? Quasiment aucune, pour la simple raison que les inspecteurs et autres pontes des hautes sphères n’y connaissent rien, coincés qu’ils sont dans la spécificité de leur matière (maths, histoire-géo, anglais, philo…) et incapables qu’ils sont de venir voir ce qui se passe à la base dans le domaine plus général de l’éducation.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’est-il pas étrange, d’ailleurs, que dans le sein d’une institution qui se nomme toujours EDUCATION Nationale, la plupart des profs qui exercent face aux élèves  se perçoivent et se revendiquent non pas comme des « éducateurs » mais simplement comme des « enseignants » ? En gros, pour faire un parallèle, ils sont devenus garçons de café pour servir des bières, mais pas pour essuyer les tables !

Garçonne de café préparant un café-philo

 

Apprendre aux jeunes les lois de la chimie ou enseigner la méthode de la dissertation d’une part, et les « éduquer » à la citoyenneté d’autre part sont deux activités différentes mais qui devraient être pratiquées conjointement. C’est rarement le cas.

En effet la hiérarchie juge et note un professeur sur ses seules qualités d’enseignant d’une matière ou d’une autre, sur son bagage intellectuel et culturel, mais plus rarement — voire jamais — sur ses talents d’ « éducateur ».

 

Le village afrrrrricain (prrrrrésentement, là dis-donc!)

L'immense hall du lycée Galilée (mais où est le baobab, l'arbre à palabre?)


En Afrique, on dit qu’il faut un village pour élever un enfant. Un lycée fonctionne-t-il comme un village où tous les adultes auraient le souci d’élever les jeunes ? Loin de là ! Les profs enseignent, l’intendant gère, les agents de service font le ménage et servent à la cantine, le proviseur dirige tout ça de près ou de loin… chacun dans sa bulle.

Et c’est à cette image de l’adulte que sont confrontés les jeunes au quotidien.

Quand l’élève n’a comme autre image de l’adulte que des parents éventuellement analphabètes ou parlant une langue étrangère et pratiquant une religion a priori peu compatible avec ce que qu’on lui enseigne à l’école, comment s’étonner que l’ado soit un peu paumé(e), qu’il/elle cherche des réponses claires à ses questionnements et qu’il/elle devienne agressif/ve quand on ne lui en donne pas ?

Ados agressifs (ayez pas peur : je suis là)
 

Au-delà de l’école, quelles valeurs morales la République Française néo-libérale propose-t-elle à la masse des jeunes ? Derrière la jolie façade « Liberté, égalité, fraternité » qu’y a-t-il là d’admirable à admirer pour un jeune en quête de valeurs ?

Le bourbier politique (avec ces mises en examen qui touchent jusqu’au sommet de l’état), le bourbier médiatique (télés en tête, vendues qu’elles sont à la pub, aux faits divers et aux émissions bas de gamme et populistes), le bourbier commercial qui ne voit que des consommateurs potentiels et non des citoyens ? 

Le couple Balkany, célèbres caïmans du marigot politique
 
Un consommateur en action

Dans un pays théoriquement démocratique où le taux d’abstention aux élections ne cesse d’augmenter, à quelle image positive des valeurs démocratiques le jeune qui regarde autour de lui peut-il se raccrocher ?

N’a-t-il pas plus ou moins conscience du fait que l’école et l’université fonctionnent comme des « parkings à jeunes » ? Tant que ces derniers sont assis dans leurs enceintes ils ne traînent pas dans les rues et n’envahissent pas les locaux de Pôle Emploi !

 

Alors si sa religion de naissance amène un jeune à côtoyer des croyants et pratiquants apparemment ou réellement sincères dans leur foi, des imams apparemment (ou réellement) porteurs de valeurs spirituelles fortes… comment s’étonner que ce jeune soit davantage attiré par cette sphère qui lui propose un supplément d’âme que par une école et une République aux bases morales et spirituelles floues et peu attractives ? 

La grande mosquée de Paris
 

La France a depuis des lustres livré sa jeunesse pieds et poings liés aux marchands (de gadgets, de big macs, de smartphones…), aux réseaux dits « sociaux », à la télé, à la pub…

Comment s’étonner qu’un élève garde son smartphone à portée de main en classe, s’intéressant davantage aux sms qu’il envoie ou reçoit qu’au contenu du cours ? 

 

Le smartphone est valorisé sur les médias, dans la pub, aux vitrines des magasins, sur le net… Où ce que l’école transmet est-il valorisé sinon entre ses murs, dans ses classes ? 

Quelques hommes politiques ont offert ces dernières années aux collégiens de leur département un ordinateur portable, y compris dans des zones rurales où il n'y a pratiquement pas de réseau! Quel usage ces jeunes collégiens seront-ils tentés de faire de ce beau cadeau empoisonné? Iront-ils surfer sur le net ou se mettront-ils en quête de savoir(s)? Je vous le laisse deviner. Quant aux marchands d'informatique, comment remercieront-ils nos généreux politiciens de la manne qu'ils leur offrent sans contrepartie? Hein? A votre avis…? 



 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

De cette évolution de la société vers le libéralisme et le mercantilisme sans âme, nous citoyens sommes tout plus ou moins complices puisque nous avons laissé faire. Nous nous sommes laissés prendre dans les filets de la surconsommation amorale. (Re)lisons La Boëtie dans son fabuleux et prémonitoire Discours de la servitude volontaire : « Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche… ». 

La Boétie était si beau que Montaigne craqua…

Ainsi, quelle place la télévision et la presse nationales — qui ne peuvent survivre que tant que leurs téléspectateurs et lecteurs les soutiennent — accordent-elles aux minorités issues de l’immigration, que ces dernières viennent des anciennes colonies ou des DOM TOM ? Quand voit-on des « basanés » ou des musulmans dans les téléfilms, dans les émissions en tous genres, invités au journal télévisé, dans les colonnes de nos grands hebdomadaires… ? 

Le JT? A jeter!
 

Ne se voyant quasiment jamais représentés dans les « vitrines » de la Nation, qui ignorent pratiquement leur existence, comment s’étonner que des jeunes issus de ces minorités « ethniques », culturelles et religieuses se réfugient vers des valeurs, des pratiques et un imaginaire extérieur à la France « gauloise » ? 

 

Car quels modèles qui leur ressemblent physiquement leur proposent les médias audio-visuels, à part des sportifs ou des rappeurs (en gros) : les Zinédine Zidane, Teddy Rinner, Laura Fleissel et autres Tony Parker ou La Fouine ? Quand voient-ils sur nos écrans ou entendent-ils sur nos ondes des médecins, professeurs d’université, avocats, magistrats, chercheurs scientifiques, acteurs de théâtre ou de cinéma (à part un Omar Sy, cantonné dans des rôles de « nègre » alors qu’en Angleterre, par exemple, on peut voir un acteur noir jouer le rôle d’Hamlet), des violonistes classiques ou des musiciens de jazz d’origine africaine ou arabe ? 

Zizou

 

 

 

 

 

 

Laura

 

 

 

 

 

 

 

La Fouine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un Hamlet black? Pas de ça chez nous!
 

Quand voient-ils des modèles auxquels s’identifier et qui les fassent rêver ? Et dieu sait si les adolescents ont besoin de rêver leur avenir !

Les jeunes Noirs ou Arabes des banlieues ont bien conscience qu’un « plafond de verre » les empêchera de monter en grade dans la France républicaine d’aujourd’hui.

Rien d’étonnant à ce que, s’ils obtiennent leur bac — car bon nombre d’entre eux sont orientés dès la 3° vers des lycées professionnels ou vers l’apprentissage —, ils s’inscrivent en masse dans des filières d’enseignement court, en BTS ou en IUT, et non dans l’enseignement long que proposent les classes prépa, les universités, les écoles d’ingénieurs…

 

IUT trois, mais bac + 2 ;-)

Pourtant des intellectuels, médecins ou scientifiques arabes ou noirs existent en France. Nos universités comptent dans leurs rangs un nombre conséquent de professeurs appartenant à la 2° ou 3° génération d’immigrés, et les médecins de couleur ou arabes pullulent dans les services d’urgences des hôpitaux où les Blancs rechignent à travailler, par exemple. Mais leur visibilité médiatique est infime.

Alain Mabanckou: un intellectuel noir à la télé? Oui, bien sûr, s'il a un look flashy!

 

Bref, il n’est pas étonnant qu’un nombre important de jeunes des banlieues aient du mal à adhérer aux soi-disant « valeurs de la République », lesquelles se sont progressivement dissoutes dans le marigot du mercantilisme politique et commercial néo-libéral.

Dans ce contexte, le fait qu’une petite minorité de jeunes musulmans se radicalise et qu’une infime fraction d’entre ces derniers sombre dans le terrorisme n’a rien de bien surprenant, quel que soit le rôle que peuvent par ailleurs jouer dans ce processus les imams intégristes ou quelques associations (qu’il faut évidemment neutraliser) . 

Ceux-ci sont cool…

… ceux-là moins!


Voici plus d’un siècle, la Nation française endoctrinait son peuple en lui  promettant de récupérer l’Alsace et la Lorraine. Des milliers de poilus sont ainsi partis la fleur au fusil « casser du Boche ». Aujourd’hui — et c’est heureux — plus aucune « valeur républicaine » de ce type n’a cours. Mais quelles nouvelles valeurs la France de nos jours propose-t-elle à son peuple et à ses jeunes ? Et comment s’étonner que dans ce vide s’engouffrent des intégristes de tout poil, depuis les néo-nazis (minoritaires chez nous mais moins en Allemagne ou au Royaume Uni) jusqu’aux islamistes radicaux ?

Les poilus? Des "héros" endoctrinés!

La connerie, on le voit, est loin d’être cantonnée dans les rangs des seuls extrémistes!

Je me suis bien éloigné du jazz, pensez-vous. Pas tant que ça : vous le verrez dans un prochain article consacré aux institutions qui ont en charge la musique dans notre pays.

@ +, donc.

Max Granvil