Je
déplore souvent le manque de curiosité des Français à l’égard de l’étranger. Il
est vrai que notre pays — et singulièrement sa capitale — est la principale
destination des touristes du monde entier, et pas seulement en été où les
Anglos, les Saxons et autres Bataves et Nordiques viennent inonder nos plages
et encombrer les remparts de Carcassonne et les ruelles pentues du Mont Saint
Michel.
Cela donne sans doute à nos compatriotes l’impression d’être au centre de l’Univers, d’être son pôle d’attraction. Alors pourquoi se déplacer ailleurs puisque le monde vient à nous, té peuchère cong ?
De fait, dans le domaine du jazz, un nombre conséquent de musiciens étrangers ont élu domicile dans l’Hexagone. Ce furent des figures historiques comme Sydney Bechet, Kenny Clarke, Bill Coleman, Al Levitt, Jimmy Gourley, Johnny Griffin, l’Art Ensemble of Chicago ou Anthony Braxton naguère.
Aujourd’hui une pléthore d’artistes venus d’ailleurs résident en France où y ont un pied à terre : Paolo Fresu, David Linx, John Betsch, Mauro Gargano, Philippe Aerts, Jeff Ballard, Ichiro Onoe, Matyas Szandai, Glenn Ferris, Peter Giron, Rick Margitza, Ramon Lopez, David Murray, Daniel Erdmann, Lenny Popkin, Sara Lazarus, Logan Richardson, Frank Woeste, Youn Sun Nah, Hasse Poulsen, Michelle Hendricks, Giovanni Mirabassi, Rhoda Scott, Gueorgui Kornazov, Jeff Boudreaux, Bojan Zulfikarpasic, Barre Phillips, Esaïe Cid, Ronnie Lynn Paterson, Alan Silva, Steve Potts… on n’en finirait pas d’énumérer les noms des artistes étrangers dont la présence « abreuve nos sillons ».Matyas |
John |
Bojan |
Esaïe |
Mais accueillir des hôtes étrangers et éventuellement les inviter à jouer est une chose. Quitter son pays pour quelques soirées, semaines, mois… et se confronter à d’autres scènes en est une autre. Pourtant Londres, Bruxelles, Cologne, Munich, Barcelone, Genève ou Milan ne sont qu’à quelques heures d’Eurostar, de Thalys, de TGV de Paris !
Julien Lourau a résidé un temps à Londres, Patrice Héral et Noël Akchoté sont comme chez eux dans la capitale autrichienne, Marc Ducret a vécu à Copenhague, Alexandra Grimal en Hollande et en Finlande, Eve Risser a des attaches en Suède… Ces quelques musiciens font figure d’exceptions dans la jazzosphère hexagonale et leur séjour hors de nos frontières contribue clairement à leur originalité et à la créativité qui les caractérise.Eve |
Patrice |
Marc |
Qu’on regarde un peu autour de soi et on constatera que souvent les formations les plus intéressantes sont transnationales. Les Groove Retrievers de Julien Lourau en sont un parfait exemple : y’a des filles… Y’a d’la couleur… Y’a des étrangers… Et ça groove grave !
Raison de plus pour ne pas se contenter de recevoir les hôtes venus d’ailleurs mais pour aller explorer le terroir d’où ils sont issus car la spécificité qui nous plaît souvent chez eux vient bien de quelque part, et ce quelque part mérite d’être découvert.
Le Groove Gang du gars Julien |
Malgré le développement des écoles de jazz — dont les pédagogies sont parfois assez similaires — un peu partout dans le monde et notamment en Europe, la pratique de cet idiome est loin de s’être standardisée. Il n’y a qu’à voir à quel point les musiciens issus du conservatoire de jazz de Trondheim, en Norvège, sont différents de ceux venus d’ailleurs (et passablement différents les uns des autres) pour se dire qu’un petit tour au pays des fjords et du saumon industriel ne serait pas inutile.
Une ex-étudiante du Conservatoire de Trondheim |
J’ai été invité voici quelques années à l’équivalent suédois de nos Victoires du Jazz couplées à un petit festival. L’événement a lieu une année sur deux à Stockholm et l’autre en province (comme on dit chez nous). La ville choisie cette année était Luleå (prononcer Loulyo), située à plusieurs centaines de kilomètres de la capitale, au nord du cercle polaire arctique. Précisons au passage que la perception du Nord (et de la « province ») en Scandinavie n’a rien à voir avec la nôtre. Là où nous avons tendance à voir la grisaille, les terrils et les corons sans oublier les Ch’tis et les fameux pavés de « l’enfer du Nord », les Scandinaves voient un univers sylvestre à explorer été comme hiver et des villes où il fait bon vivre dans des lieux conviviaux bien chauffés. L’Université technologique de Luleå, très fière de la qualité de son enseignement, a pour devise « Les grandes idées germent mieux en-dessous de 0 degrés ». C’est tout dire !
Le parking à vélos de Luleå en hiver |
La diversité des formations qui jouèrent pendant ces quelques jours de mars (où la mer était encore gelée et où les véhicules y circulaient !) fut impressionnante : de l’excellent mais assez traditionnel Norrbotten Big Band qui accompagna Dee Dee Bridgewater à de petites formations de jeunes instrumentistes très influencés par la musique folklorique locale (laquelle est autrement plus vivace en Suède que sous nos latitudes).
La prestation la plus impressionnante à mon goût fut celle du batteur vétéran Bengt Berger, une figure historique du jazz suédois qui joua entre autres avec Don Cherry à la fin des années 60 et dans les années 70 quand le trompettiste résidait en Suède.
Pour fêter la récompense qu’il recevait pour l’ensemble de sa carrière, Berger arriva à Luleå quelques jours avant la cérémonie, fit le tour des classes de jazz dans les lycées de la région et recruta une demi-douzaine d’adolescents — dont un second batteur d’une quinzaine d’années — avec lesquels il se produisit lors de la soirée de remise des prix. Un concert tout à fait réussi, original, et d’un niveau très professionnel. Quel batteur (hormis peut-être Daniel Humair) voire quel autre musicien est capable, en France, d’une telle ouverture d’esprit, d’une telle humilité, d’une telle bienveillance envers la génération de ses petits-enfants ?
Bengt Berger |
Voilà un exemple de ce que pourrait offrir à nos jazzeux hexagonaux une petite virée en Scandinavie, en Finlande ou dans les pays baltes, toutes contrées dont nous ne connaissons pas grand chose en France, si ce n’est par le biais des productions léchées du label allemand ECM, par quelques autres disques édités par leurs compatriotes de chez ACT (ah ça, les Germains sont autrement plus curieux de ce qui se passe au Nord que nos petit labels franco-français frileux !).
Mais si, me dira-t-on, les parisiens peuvent entendre du jazz européen lors du festival Jazzycolors qui se tient à l’automne… Au New Morning ? Au Duc des Lombards ? Vous rêvez ! C’est dans les centres et instituts culturels des pays concernés qu’on peut entendre ces musiciens. Et pas un club de province ne profiterait de leur venue à Paname pour leur proposer quelques concerts de plus dans notre bel Hexagone étriqué.
Mais je sens que ce lamento répétitif de ma part vous lasse, ami(e)s lecteurs/trices. Je range donc le grand mouchoir qui hébergea mes sanglots longs et je reprends mon exhortation à franchir les frontières, ici lancée aux musiciens/ciennes francophones.
Notre état, noble institution républicaine pour laquelle nous sommes tous confits de respect et d’amour démesuré, aurait-il un beau jour l’idée (au lieu, par exemple, de susciter à grands frais moult « créations » ou de financer à répétition des ONJ tous plus prestigieux les Huns que les autres) de proposer à nos jeunes musiciens des sortes d’Erasmus leur permettant d’aller se confronter aux pédagogies et aux pratiques musicales d’outre-frontières ? Ben non, apparemment pas !
Bref, rien n’est fait pour que le fameux « go west, young man ! » de l’Amérique de l’époque de lafrontière trouve chez nous un équivalent dans le domaine du jazz.
Autant que je sache, la pratique est nettement plus courante en musique classique et singulièrement en musique baroque. Il est vrai que dans ce domaine des figures telles que Gustav Leonhardt, les frères Kuijken ou René Jacobs en Belgique et en Hollande, ou Nikolaus Harnoncourt en Autriche étaient de tels pionniers et défricheurs qu’il paraissait indispensable, voici quelques décennies et encore aujourd’hui, aux clavecinistes ou joueurs de viole de gambe français d’aller les côtoyer sur place.
René Jacobs |
Le milieu jazz français est tellement autocentré que rares sont les jeunes musiciens aspirant à en faire partie qui ont conscience du fait qu’il existe hors de nos frontières des « maîtres » (je mets les guillemets car je sais que ce beau terme irrite certains) capables de leur ouvrir les oreilles et de leur délier les doigts d’une façon inédite et passionnante.
Fred Maurin |
Fred Maurin, le nouveau directeur de l’ONJ a créé un ONJ des jeunes. Bravo sur le principe ! Mais il confie la direction de cet ensemble (que je n’ai pas encore entendu en concert ni sur disque ou sur YouTube) aux responsables des ONJ précédents. N’est-ce pas un peu tourner en rond dans un cadre bien institutionnel où Maurin permet à ses prédécesseurs de faire un nouveau petit tour de piste face à de jeunes musiciens eux-mêmes inclus dans l’institution qu’est le conservatoire ? Pourquoi ne pas confronter ces jeunes au Norvégien Geir Lysne, au Suisse-Allemand (vivant en Autriche) Mathias Rüegg ou au Britannique Django Bates ? Le travail que ce dernier a accompli avec ses élèves du département jazz du Conservatoire de Copenhague quand il y officia était absolument remarquable et très innovant. Ne serait-il pas plus profitable pour ces musiciens professionnels en herbe de côtoyer de telles pointures et de découvrir à leur contact DU NOUVEAU ? (bordel !)
Django Bates |
Car, par exemple, ce que Maurin a fait du magnifique « Dogon A.D. » de Julius Hemphill (le LP « culte » trône dans ma vinylothèque depuis sa sortie) me semble très raide et « institutionnel » comparé à l’original qui est un des chefs d’œuvres du jazz post free en petit groupe des années 70. Un chef d’œuvre du « less is more » où la musique respire et où l’espace entre les instruments est primordial. Où est l’intérêt de reprendre un tel monument en grande formation, en « faisant le plein », pour aboutir à quelque chose d’aussi peu… créatif ?
Le quartet américain Broken Shadows — qui comprend Tim Berne (as), Chris Speed (ts), Reid Anderson (b) et Dave King (dm) — a donné de « Dogon A.D. » une version très convaincante, mais ces quatre instrumentistes sont proches de l’esprit et de la lettre d’Hemphill (comme d’Ornette Coleman dont ils ont aussi repris quelques thèmes). Justement, l’ONJ invite bientôt Tim Berne (qui fut un élève de Julius Hemphill) sur scène. Je serais curieux d’entendre ce que notre phalange nationale retirera de son contact avec un saxophoniste qui a touché de près puis prolongé l’esprit d’Hemphill. S’agira-t-il juste de côtoyer un invité américain prestigieux ou y aura-t-il un vrai travail d’appropriation d’un langage qui est globalement étranger aux musiciens français ? Chez nous, seul Marc Ducret (qui a beaucoup joué avec Tim Berne) est, à ma connaissance, à son aise dans cette esthétique qui est tout sauf figée mais qu’on ne s’approprie pas comme ça, pour faire joli ou parce que ça fait bien sur un CV.
Par ailleurs on sait que, vu les conditions financières de la vie des musiciens de jazz aux USA, ils refusent rarement la proposition de se joindre à un groupe en Europe. L’invitation de l’ONJ à Tim Berne doit être grassement rémunérée vu le budget dont dispose l’ONJ. Tim Berne a-t-il accepté de venir en France par amour pour la musique de l’ONJ ? J’en doute. Invitera-t-il un jour Fred Maurin à se joindre à lui aux USA comme il l’a fréquemment fait avec Marc Ducret ? J’en doute encore plus. Rencontrera-t-il au sein de l’ONJ des instrumentistes dont il voudra par la suite faire des partenaires ? Le doute me submerge ! Bref, le doute m’habite comme disait Pierre Desproges.
Pour en revenir aux maîtres (et on ne s’en était pas trop éloigné : Hemphill = maître de Berne. Ducret = « frère » de Berne, donc héritier d’Hemphill…) que pourraient fréquenter les Erasmus-jazz que je suggérais plus haut, ils ne manquent pas
Tim Berne |
Allez, tiens, un petit coup de name dropping européen (vous en bavez d’envie, je le sens grave) : Evan Parker ou Mike Westbrook au Royaume-Uni, Enrico Rava ou Franco D’Andrea en Italie, Günter « Baby » Sommer ou Nils Wogram en Allemagne, Trygve Seim ou Tord Gustavsen en Norvège, Paul Urbanek ou Wolfgang Pushnig en Autriche, Michel Herr ou Steve Houben en Belgique, Han Bennink ou Ernst Reijseger en Hollande, Jorge Pardo ou Carles Benavent en Espagne, Andreas Schaerer ou Lucas Niggli en Suisse…
Je vous laisse checker sur le net ceux de ces gaillards que vous ne connaissez pas bien. Vous verrez : c’est du lourd
Le grand "Baby" |
El señor Jorge Pardo |
Damned de fichtre-foutre de sapristi de zut : je n’ai cité que des hommes. De peur que mon lectorat féminin ne me le pardonne jamais, rajoutons Maria Pia De Vito en Italie, Nathalie Loriers en Belgique (elle a joué et enregistré entre autres avec Lee Konitz), Marilyn Mazur au Danemark (qui a joué et enregistré avec rien moins que Miles Davis !), Claire Martin en Grande-Bretagne, Aki Takase à Berlin, Irène Schweizer en Suisse, Iro Haarla en Finlande…
Maria Pia |
Marilyn |
Laquelle de ces dames a-t-on vue/entendue récemment voire naguère jouer sur une scène française, ou se voir invitée à donner une master class dans un de nos temples de la pédagogie jazz ? Laquelle, hein ? Dites un peu… (Mais vous allez répondre, oui ?).
Bon, j’espère vous avoir convaincu que, comme chacun devrait le savoir depuis le temps qu’on le serine, les voyages forment la jeunesse (alors que, c’est bien connu, le statisme la déforme autant que les habitudes casanières).
Je n’attends rien des institutions en place. Elles fonctionnent en autarcie et les propos d’un petit bloggeur tel que votre dévoué serviteur risquent peu d’atteindre leurs oreilles et encore moins de les toucher.
Oreilles institutionnelles (bouchées, évidemment) |
Pour les tarifs des Eurostar et autres Thalys vers les destinations susmentionnées, RDV chez votre agence de voyage habituelle. Je ne fournis pas de liste des B&B sur place. Désolé/so sorry/mi dispiace/Entschuldigung…
Max Granvil
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