La Mi Ré…da! |
Voici quelques décennies, mon confrère de Jazz Magazine, l’excellent Jacques Réda — par ailleurs immense poète — intitulait un de ses articles à propos de Keith Jarrett « Jarrett l’effraie ». Si je me souviens bien, il s’agissait de la chronique du volumineux coffret des Sun Bear Concerts, en solo : 10 vinyles à l’époque, 6 CDs aujourd’hui, uniquement disponibles d’occasion pour la modique somme de 140 et quelques €.
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A mon tour aujourd’hui de donner dans le jeu de mot jarrettien avec ce titre désopilant
« Qu’est-ce ? J’arrête ! ».
Mais on n’est pas là pour rigoler, nom de Zeus ! Jarrett est malade : il a perdu l’usage de sa main gauche et a oublié une partie des morceaux qu’il jouait en solo ou en trio.
Comment l’appris-je et d’où le sais-je ? Par un email de l’attaché de presse d’ECM, le label de K.J. depuis des lustres. Je vous en livre la teneur : « Dans un entretien accordé au New York Times, et à l'heure où il s'apprête à publier son nouvel album solo (enregistré en concert à Budapest en 2016) le 30 octobre prochain, le pianiste star Keith Jarrett (auteur du célèbre Köln Concert, l'album de piano solo le plus vendu au monde) évoque ses 2 AVC en 2018 et sa probable impossibilité de remonter sur scène.
Cliquez pour lire l'interview »
Bon, il est clair que cet email n’est pas uniquement adressé à la presse jazz-jazz : le concert de Budapest, ça fait quelque temps que nous, les « spécialistes », savons qu’il était sur le point de paraître. Que Jarrett soit une star, on le sait aussi et dans l’ensemble on s’en bat l’œil : on juge ses disques et concerts comme ceux de n’importe quel autre musicien. Que le Köln Concert soit l’album de piano solo bla bla bla, peu nous en chaut (bizness) : voici bien des années que nous l’avons (re)mis à sa place par rapport aux solos de Paul Bley, Dollar Brand (aujourd’hui Abdullah Ibrahim), Martial Solal, Franco D’Andrea ou Marc Copland, et ce n’est pas toujours la place la plus haute, loin de là.
Alors à qui est destiné ce mail ? Aux rubriques culturelles de la presse généraliste, qui n’y connaît pas grand chose en jazz et a besoin qu’on lui pré-mâche l’info. Et quand ça vient d’un prestigieux quotidien américain, ça ne se refuse pas.
Un autre solo… |
…et encore un autre! |
Que peut-on lire dans ce mélange d’article et d’interview? Un éloge appuyé du sieur Jarrett dont on retrace la carrière, et un lamento sur ses maux physiques et moraux. Pensez donc : un génie foudroyé par la maladie! Il y a de quoi faire les gros titres des journaux et humidifier les yeux dans les chaumières.
Snif! Sob! Gasp!… |
Regardez sa main gauche… et son sourire! |
Regardez sa main droite… et son sourire! Parlant, non? |
La patte Martino! |
Les pattes d'Oscar… |
Sonny Rollins & Max Granvil |
Alors, le sieur Jarrett ? Eh bien tout simplement il n’a pas encore trouvé — et ne trouvera peut-être pas — le moyen de sortir de son état actuel. Mais c’est la quête qui compte et le but est toujours incertain, non ? Guillaume d’Orange-Nassau, au XVI° siècle, n’a-t-il pas prononcé cette magnifique phrase : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. ». Allez Keith, bordel, relis le gars Guilllaume d’O-N. ou Marc-Aurèle, et arrête de chialer sur ton sort!
Guillaume D'Orange-Nassau |
Certes, je peux concevoir que cette période soit difficile à vivre pour Jarrett. Mais de là à nous attendrir sur le génie frappé par le sort : arrête ton char, man !
Et d‘abord Jarrett est-il un génie ? Qu’il soit un grand pianiste, nul ne le nie. Qu’on l’encense abondamment c’est également un fait, et que cette opération aboutisse au statut hors normes du fameux « Köln Concert », c’est évident. Mais analysons un peu cette galette. Jarrett y propose un mix de jazz et de classique avec des accents folk ou gospel ici ou là. Un mix qui lui permet de ratisser large et de plaire à un public qui dépasse largement celui du jazz.
Quelques années avant le concert de Cologne, Jarrett a enregistré, toujours pour ECM, un autre solo beaucoup plus court en studio : « Facing You ». Allez l’écouter, si ce n’est déjà fait, et — si vous avez les oreilles tant soit peu affûtées, ce dont je ne doute pas — il y a de grandes chances que vous trouviez, comme tous les musiciens et critiques de jazz que je connais, que « Facing You » est nettement supérieur au trop fameux « Köln qu’on sert ».
D’autre part Jarrett se considère lui-même comme un génie. Avoir été un jeune prodige n’incite évidemment pas à l’humilité si on ne fait pas le deuil de cette enfance « gâtée». Il dit, sans rire, dans l’ITV du New York Times, qu’il se perçoit comme « le Coltrane des pianistes » (il ne précise pas « de jazz »). « Tous ceux qui ont joué du sax après lui [Coltrane] ont montré à quel point ils lui devaient quelque chose » ajoute-t-il.
Coltrane = Jarrett? Et puis quoi encore! |
Et toi, Mister Keith, tu penses que tous les pianistes d’aujourd’hui ont subi ton influence ? Laisse moi rigoler, mon gars ! Va faire un tour dans les clubs de jazz du monde entier et ouvre tes oreilles, que diable ! Tu y rencontreras des émules de Monk, de Tristano, de Bill Evans, de McCoy Tyner…
Geri Allen te doit-elle quoi que ce soit ? Et Jason Moran ? Et Bojan Z ? Et Sylvie Courvoisier ? Et Dado Moroni ? Et Michael Wollny ? (arrêtez moi !…)
Geri |
Dado |
Plus loin dans la même ITV, Jarrett nous dit : « Je n’ai aucune idée de ce que je vais jouer, à aucun moment avant le concert. » En d’autres termes « je suis un improvisateur de l’instant, un improvisateur total, génial ». Et ta sœur, amigo !
Quand on possède ton bagage musical, ta culture harmonique, ta connaissance des mélodies classiques et jazz… le cerveau peut restituer instantanément une foule d’informations parmi lesquelles il suffit (je ne dis pas que c’est facile) de faire le tri. Martial Solal, un immense improvisateur, a bien dû rigoler s’il a lu l’ITV de son collègue américain aux chevilles gonflées. Lee Konitz, lui, me disait que quand il se rend compte au cours d’une impro qu’il se répète il arrête de jouer. A qui Jarrett va-t-il faire croire qu’il monte sur scène avec l’innocence d’un enfant qui découvre les lieux à quatre pattes ? Mais entretenir le mythe du génie spontané ne fait jamais de mal dans un plan promo.
Martial se retient de rigoler… |
Feu Lee Konitz : un très grand improvisateur humble |
Analysons, si vous voulez bien, une des « improvisations » de Jarrett : son intro en solo (avant que la rythmique n’intervienne) du standard « All the Things You Are », paru sur le fort beau double CD « Tribute » enregistré live en octobre 1989 à… Köln. Encore ? Décidément Jarrett doit aimer se désaltérer et se doucher à l’eau… de Cologne (Hi !Hi ! Hi ! : Quel humour désopilant, ce Max Granvil ! Où va-t-il chercher tout ça, on s’le d’mande ? Mais ça lui vient naturellement, caisse que vous croyez : Keith n’est pas le seul grand improvisateur sur cette planète… Hi ! Hi ! Hi ! ).
Cologne, sa cathédrale, son pont, ses concerts de Jarrett… |
Retrouvons notre sérieux, je vous prie — Arrêtez de rigoler bêtement, toi Marie-Louise et toi Mouloud, là bas au fond. Vous croyez que je ne vous vois pas ? — et analysons cette fort belle intro. Jarrett y tourne autour de la mélodie de Jerome Kern en produisant des sortes de variations rythmiques et mélodiques qui suivent les harmonies du morceau. Il se livre à un contrepoint objectivement très beau, et ce à un tempo médium-rapide assez impressionnant. Puis, à 1’39’’ et jusqu’à 1’46’’, il plaque une courte série de bonnes grosses octaves dans le grave, ce qui est susceptible de produire un bel effet sur le public. Cette suite d’octaves, je n’hésiterai pas à la qualifier d’« orgastique ». Car par-delà ses qualités strictement musicales, Jarrett sait fort bien « manipuler » son public. Le Köln Concert en est un autre exemple.
Alors tout ça relève-t-il du génie ? Ben non : c’est même le contraire du vrai génie qui n’a pas besoin de caresser les foules dans le sens du poil ! Qui a dit Thelonious Monk?
Regardez par exemple — et surtout écoutez — mi amigo Gonzalo Rubalcaba : il casse systématiquement l’image et le mythe du « Cubain qui fait du cubain », ce qui évidemment peut frustrer une partie du public qui est venu pour entendre « El Manisero » ou « Tico Tico » à fond la caisse. Bon, j’arrête ! (Hi ! Hi ! Hi !)
Gonzalooooooo! |
Pour résumer, il ne me semble pas inutile de déboulonner un tant soit peu la statue de Keith Jarrett, ce qui n’empêche nullement de se régaler avec ceux de ses disques qui vous plaisent le plus. Et il y en a sans aucun doute plus d’un.
Et en concert ? Hum, hum… Comment dire les choses sans tomber dans la vulgarité ? Car si le talent de Jarrett est aussi évident en concert qu’en studio (les disques enregistrés en public en témoignent), le comportement du musicien est pour le moins discutable. Pour commencer, Jarrett ne supporte pas que quelqu’un joue sur scène avant lui. Ses concerts occupent donc toujours toute la soirée et il n’adoube aucun musicien plus jeune ou moins connu que lui. Belle générosité ! Coltrane, lui, a toujours eu le souci de ses cadets ! D’autre part notre génie ne supporte pas le moindre toussotement pendant qu’il joue alors que lui-même ne nous épargne pas ses gémissement de plaisir, ce que personne d’autre, à ma connaissance, ne fait ! Enfin, soyons clair : si Jarrett se conduit souvent comme une diva, il va parfois jusqu’à se comporter comme un sombre connard. J’exagère ?
Voici deux exemples. Primo, allez sur youtube en suivant le lien que voici :
https://www.youtube.com/watch?v=6jYV49HAiCg
Coltrane adoubant Shepp qui lui rend hommage. C'est beau, non? |
Vous y verrez Jarrett insulter, à Umbria Jazz, à Perouse, — le plus gros et le plus prestigieux festival de jazz d’Italie — les spectateurs qui ont osé prendre des photos pendant son concert et menacer le public de quitter la scène et « cette foutue ville » si ça recommence.
Secundo, je l’ai vu personnellement, à Jazz à Vienne au sud de Lyon, se comporter de façon similaire.
Jarrett prie… le public de lui pardonner ses excès verbaux… |
Le vignoble de Côte rotie (Hips!) |
Re Hips!! |
A notre retour les techniciens du festival nous avertirent que la soirée risquait d’être problématique. En effet, quelques minutes après le début du concert, la contrebasse de Gary Peacock se mit à émettre un bruit bizarre. Un technicien se précipita à quatre pattes pour régler le problème, mais Peacock lui fit signe d’un geste de la main de ne pas s’approcher. Quelques instants plus tard le buzz recommençait, et le bassiste dut accepter que l’on règle un problème qu’il avait refusé de reconnaître durant la balance-son. Pendant que les techniciens s’affairaient, Jarrett restait assis à son piano, les bras croisés. Puis le public du Théâtre Antique, impatient, devint un peu houleux. Alors le pianiste se leva, s’approcha du bord de la scène et fit de la main en direction de son auditoire un geste qu’on ne pouvait interpréter que comme signifiant « Fermez vos gueules ! ». Le public le hua puis, l’incident technique réglé, le concert reprit et les huées se turent progressivement. La musique qui suivit fut magnifique, comme souvent, mais quelle outrecuidance et quel manque de respect de la part d’un musicien qui a perdu le sens de la mesure !
Quel est ce technicien qui ose s'approcher de ma basse?! |
Discutant du cas Jarrett voici quelques jours avec mon ami pianiste Philippe Le Baraillec, je lui dis que ce qui arrivait à la diva au niveau de sa santé était, en gros, « bien fait pour sa gueule ». Philippe me reprit avec la douceur qui le caractérise et je modérai mon propos en le reformulant (Max Granvil a, il est vrai, une tendance à laisser son sabre de critique de jazz jaillir un peu vite de son fourreau pour pourfendre les cuistres, les manants et autres paltoquets. Heureusement il a des amis qui l’aident à retrouver la sérénité qui couve sous cette braise ardente). Nous sommes donc tombés d’accord, Philippe et moi, sur le fait que l’épreuve que traverse Jarrett peut être pour lui une occasion de descendre de son piédestal, d’acquérir un peu d’humilité et éventuellement de rebondir musicalement. Pour se relever, il faut d’abord tomber. Et se relever après une chute peut être l’une des meilleures choses qui vous arrive dans la vie. Un des ex-employeurs de Jarrett, Miles Davis, a recommencé à jouer — et avait changé de style — après plusieurs années d’interruption due en partie à des problèmes de santé.
Les sabres de Max Granvil |
Allez Keith, t’es pas le seul a être passé par la case « hosto ». Reviens nous vite quand tu auras trouvé la porte de sortie et demande aux toubibs de te charcuter un chouïa les cordes vocales : ça nous épargnera tes grognements si peu… musicaux !
Max Granvil
PS: Je tiens à dédier cet article à Alain Rey, grand amoureux des mots mais aussi amateur de musique, décédé le 27/10. Je l'avais rencontré voici quelques années dans le hall de la salle Pleyel où nous assistions au même concert et j'étais allé le saluer en l'appelant (comme un petit con que j'étais alors) "M. Nicolas Rey", du nom du journaliste de France Inter.
Comme ce grand Monsieur qu'était Alain Rey devait être habitué à cette méprise, il s'était contenté de sourire et je ne m'étais rendu compte de mon erreur que quelques minutes plus tard, ce qui m'avait plongé momentanément dans la honte.
Le sourire d'Alain Rey. RIP, Monsieur le père du Petit Robert! |
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