Connaissez-vous
Franco D’Andrea ?
Et
qui pourrait vous en vouloir ? Franco ne joue quasiment jamais en France
alors qu’il est un des piliers incontournables du jazz en Italie, couvert de
distinctions dont celle de « musicien de l’année » qu’il reçut une
dizaine de fois. C’est donc — et ce n’est pas la première fois que je fais ce
reproche — vers les organisateurs de spectacles musicaux hexagonaux qu’il faut
se retourner pour leur demander pourquoi ils ne programment quasiment jamais ce
géant du piano jazz européen.
Voici
une dizaine d’années, allant assister à la finale du concours de piano Martial
Solal à la Maison de la Radio à Paris, je tombe sur Franco dans le hall de l’immeuble.
Moi :
Ciao Franco, qu’est ce que tu fais ici ? Je ne me souviens pas d’avoir vu
annoncé un de tes concerts.
Franco :
Non, je ne joue pas : je suis membre du jury du concours qu’organise
Martial.
Moi :
Ma, cazzo (mais putain ! en VF), ne me dis pas que personne ne t’a proposé
de profiter de cette occasion pour te faire jouer à Paris.
Franco :
Ma no : apparemment personne n’y a pensé.
On
pourra arguer que si Franco d’Andrea avait un agent artistique français adepte
du marketing agressif il aurait sans doute trouvé moyen de jouer dans la
capitale. Mais Franco n’est pas du genre à s’entourer d’une armada de
commerciaux. Si on avait été dans les années 50 ou 60, il aurait sans aucun
doute trouvé le moyen d’aller faire le bœuf le soir dans un des clubs de la
capitale après avoir siégé dans le jury du concours Martial Solal pendant la
journée. Mais où pratique-t-on encore quotidiennement le bel exercice du bœuf,
de la jam session, à Paris aujourd’hui ?
Dans
les clubs qui s’improvisent en marge de nombreux festivals, en province, les
bœufs fleurissent pendant la durée de la manifestation festive et on peut y
voir des stars se mêler aux musiciens locaux après s’être produits sur la
grande scène. Un musicien aussi reconnu aujourd’hui que le formidable altiste
Baptiste Herbin a ainsi fait ses débuts lors des bœufs qui concluaient les
soirées du festival Jazz en tête à Clermont-Ferrand, organisé il est vrai par
Xavier Felgeyrolles, un des promoteurs du jazz le plus vivace et qui maintient
son cap artistique en ne tombant jamais dans le travers du formatage à la mode.
Par
contre des festivals parisiens comme Banlieues Bleues, Sons d’Hiver, le
Festival de Jazz de Paris (au parc Floral de Vincennes) ou Jazz à la Villette
n’ont jamais suscité l’organisation de bœufs after hours. Ces grands festivals sont parfaitement cadrés sur le plan de la programmation et les
musiciens qui s’y produisent rentrent tranquillement se coucher à l’hôtel après
leurs concerts. « Paris est une fête », a-t-on abondamment entendu et
lu après l’attentat du Bataclan. Une fête ? Mon œil ! Le Paris du
jazz d’aujourd’hui est bien tristounet par rapport à celui où les Jazz
Messengers mettaient le feu à l’Olympia,
où Don Cherry enflammait le Chat qui pèche, où l’on pouvait faire le bœuf en
club avec Bud Powell, où l’Art Ensemble of Chicago faisait le plein au Centre
américain…
Mais
revenons à notre pianiste italien. Paradoxalement, bien qu’il soit leur aîné,
il est nettement moins connu chez nous que ses compatriotes Enrico Pieranunzi,
Antonio Farao ou Stefano Bollani (je mets à part Giovanni Mirabassi qui réside
en France).
Certes
Franco est moins doué qu’eux trois pour faire sa propre publicité, mais ne
pourrait-on pas attendre des responsables de clubs, de salles de spectacles ou
de festivals un minimum de curiosité (et de culture !) qui les amènerait à
aller quérir Franco dans son fief transalpin pour le présenter sur nos scènes
hexagonales ?
Car
Franco est loin d’être un musicien casanier, replié sur la jazzosphère de son
pays natal. On l’a vu jadis jouer et enregistrer avec des musiciens américains
tels que Lee Konitz et Dave Liebman (sans compter les innombrables
« Américains de passage » qu’il a eu l’occasion d’accompagner lors de
leurs séjours en Italie). Dans les années 80 il a formé un trio avec le bassiste
Mark Helias et le batteur Barry Altschul et un autre avec le Hollandais Hein
van de Geyn (b) et « notre » Aldo Romano. Il a également fait partie
du groupe Quatre complété par rien moins qu’Enrico Rava (tp), Miroslav Vitous
(b) et « notre » Daniel Humair. Plus récemment on a pu le voir sur
scène en compagnie du batteur batave vétéran Han Bennink et du trompettiste américain
Dave Douglas… on ne fait guère mieux en matière de carte de visite
internationale !
Depuis
quelques lustres, du fait de la frilosité des programmateurs français, Franco
s’est certes quelque peu replié sur son pré carré italien. Mais à près de 80
ans (il est né en 1941 à Merano) il y déploie une activité scénique et
discographique intense dont le label Parco della Musica rend heureusement
compte.
Rien
que ces cinq dernières années on a ainsi vu paraître deux doubles CDs de Franco
en trio, deux autres en octet (avec un spécialiste des effets électroniques),
et tout récemment un double CD en solo. Même s’il n’est pas très bien distribué
dans l’hexagone, aucun professionnel du jazz n’ignore l’existence de ce label
italien et tous peuvent aller s’informer sur son site web du fait que Franco
d’Andrea est toujours bien vivant et au mieux de sa forme. Décidément la
curiosité de ces décideurs français… mais je crains de me répéter et de lasser
mes lecteurs.
En
fait la cause de l’ostracisme dont Franco est victime réside peut être
ailleurs. En effet, un peu comme celui à qui on l’a souvent comparé en France,
Martial Solal — son aîné d près de trois lustres —, Franco est difficile à
classer. Grand virtuose des 88 touches, il touche à tous les jazz, du plus
traditionnel — revisité en quartet avec la clarinette de Daniele d’Agario, le trombone de Mauro Ottolini (deux
de ses plus fréquents partenaires) et la caisse claire d’Han Bennink — à
l’inclusion de l’électronique au sein de son octet. On l’a vu — je l’ai dit
plus haut — s’acoquiner avec des tenants du free jazz (mais pas que) tels que
Barry Altschul et Mark Helias qui ont entre autres joué avec Anthony Braxton,
par exemple. Franco a également consacré un disque en solo à la musique de
Thelonious Monk — dont il est un grand spécialiste — et pas moins de trois en
trio à celle de Duke Ellington, une autre de ses influences majeures. Alors où
situer ce musicien curieux de tout dans un paysage jazzistique globalement bien
sage ?
Malgré
plus de 150 disques à son actif au fil de sa carrière, Franco reste
scandaleusement méconnu de notre côté des Alpes, une frontière infranchissable
à ce qu’il semblerait !
Max
Granvil
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