Quand
j’arrive au Sunset vers 22h, plus ou moins au milieu du premier set, j’imagine,
Lew Tabackin est en plein solo de flûte sur une ballade que je n’identifie pas.
Peu importe, ça tombe bien car l’homme est un des flutistes majeurs de la
jazzosphère mondiale et ça s’entend dès les premières notes. Sonorité filée,
phrasé capricant… tout Tabackin est là ! Surprise de taille : pas de
piano ! Alain Jean-Marie, annoncé dans le programme est absent mais ce
« déficit » ne se sent pas tellement le soliste a un discours
harmoniquement et mélodiquement riche. Va pour un trio sans piano, donc, ce qui
est fréquent au saxophone mais rare à la flûte.
Justement
le soliste embouche son ténor. Quel contraste ! Le son est gras, presque
« velu » pour utiliser l’expression consacrée, le vibrato est ample
et presque palpable, le débit, majestueux sur les ballades sera torrentueux su
les morceaux up tempo et des stop chorus (solos sans accompagnement)
permettront de vérifier l’assise rythmique d’un ténor tantôt lyrique tantôt
tonitruant… Tabackin vient clairement de l’école « Hawk » (Coleman
Hawkins) au niveau du timbre et du phrasé et il assume ce classicisme avec un
aplomb impérial.
My main man Lew |
Où
entend-on d’ailleurs encore ce type de jeu ? Chez un Scott Hamilton voire
un Eric Alexander, tous deux cadets de Tabackin mais qui prolongent le discours
du Bean (l’autre surnom d’Hawkins) sans trop se préoccuper des apports du bop
ou du hard bop, et évidemment encore moins du free. Ce n’est donc pas à une plongée
en arrière que l’on assiste au Sunset ce soir, mais à la persistance vivace
d’une esthétique qui n’a jamais quitté la scène même si elle n’est plus depuis
longtemps majoritaire. Et l’auditoire se régale de cette immersion dans un jazz
intemporel et éternellement jeune car joué avec un enthousiasme évident.
D’ailleurs les deux comparses de Tabackin
ont tous deux l’âge d’être les fils de leur leader et sont eux aussi férus de
jazz « classique » — mais pas que.
Mourad Benhammou a pour idole Art
Blakey et il est souvent parmi les premiers à se voir appelé par les
« Américains de passage », comme voici un demi-siècle ses aînés
Daniel Humair ou Christian Garros. Un soutien aussi tonique et fourni que le
sien est une bénédiction pour les solistes débarqués en France sans leur
rythmique et ils ne se sentent pas le moins dépaysés tant le batteur a assimilé
le langage « universel » du drumming
jazz.
My main man Mourad |
Quant
au bassiste de cet excellent trio, je ne le reconnus d’abord pas de loin, avec
mes yeux de myope, puis je me rendis compte qu’il s’agissait du grand Philippe
Aerts, bassiste belge que je connais depuis des lustres devenu — je l’appris de
lui-même à l’entracte — parisien depuis quelques années.
Soutenir
Lew Tabackin d’une walking bass
souple et tellurique, former une paire soudée et inventive avec Benhammou, bref « tenir
la baraque » comme on l’attend d’un bon praticien de la
« grand-mère » était pour lui un jeu d’enfant, évidemment !
My main man Philippe |
Il
existe dans tous les pays européens des musiciens de tous âges et de cette
obédience. Ils constituent une sorte de « fraternité classique » tout
en affirmant leur personnalité propre dans le cadre de cette esthétique.
D’ailleurs
Philippe et Mourad constituent la paire rythmique européenne attitrée du
saxophoniste américain depuis des années et, après Paris, ils iront tous les
trois jouer à l’Archiduc de Bruxelles puis au Pizza Express de Londres. Un mini
tournée, quoi !
Il
m’est arrivé — à Copenhague par exemple, voici quelques années — d’assister à
un de ces « concerts hors d’âge » (comme l’excellent Caol Ila que mon majordome me servira dès que le présent concert pendra fin et que mon vaillant scooter
Honda « Swing » — le bien nommé — m’aura ramené dans ma luxueuse demeure audonienne).
La titine à Max Granvil |
Il
avait lieu devant un auditoire presque exclusivement constitué de têtes grises
qui jubilaient comme des gamins, ovationnant les solos les plus hardis,
applaudissant en connaisseurs les plus subtiles inflexions ou les citations
dont le soliste — le saxophoniste américain installé au Danemark Bob Rockwell —
émaillait son discours…
Telle
était l’ambiance au Sunset en cette fin juin, mais la moyenne d’âge du public
était nettement moins âgée que dans la capitale danoise quelques années plus
tôt.
La
vie d’un club de jazz est faite de tels moments de bonheur partagés, et le
Sunset quasi plein en ce soir de match (France/USA en football féminin) faisait
plaisir à voir.
Loin
des stars flashy, des « créations » subventionnées, des « petit(e)s
jeunes qui montent », parfois abusivement suivi(e)s par une presse avide
de « chair fraîche » , ce trio trans-générationnel (Lew Tabackin a 79
ans, Mourad sera bientôt un fringant quinqua et Philippe l’est depuis quelques
années) nous raconta toute une soirée durant « sa » vie du jazz.
Une
vie autrement vivante et passionnante que ce que nous proposent nombre de
jeunots/nettes accroché(e)s à leurs partitions et à un répertoire de leur plume
qui n’arrive souvent pas à la cheville de quelques bons vieux standards revisités
de façon inspirée (Duke Ellington ou Oscar Pettiford, ce soir, par exemple).
Il
me revient à l’esprit un concert auquel j’avais assisté dans un club de
province voici quelques années avec Philippe Aerts — justement — l’immense
Charlie Mariano à l’alto et le non moins génial Philip Catherine à la guitare.
Enthousiasmé par le premier set, j’allai féliciter les trois musiciens dans
leur loge à l’entracte. Je ne tarissais pas d’éloges et mon enthousiasme
débordait à gros bouillons. Au bout d’un moment Catherine se tourna vers ses deux
comparses et dit d’un ton détaché en me montrant du doigt : « Ce type
est fou : on a juste joué de la musique ! ». Il avait raison,
bien sûr, de son point de vue. Mais moi aussi, et je suis sûr que j’exprimais
un ravissement partagé par tout l’auditoire de cette soirée magique.
Charlie
Mariano nous a malheureusement quittés depuis, mais il fit partie jusqu’à son
dernier souffle de ces enchanteurs qui font du jazz une musique unique et
intemporelle.
Lew
Tabackin est de ce tonneau. Ne le ratez pas s‘il passe en club près de chez
vous car — suivez mon regard lourd de reproches, comme d’hab’ — il y a peu de
chances que vous le voyiez en France dans une grande salle ou dans un festival.
Max
Granvil
PS :
Demain samedi 29/06, Alain Jean-Marie rejoindra le trio. Ah, quand même !
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