En
triant les disques que j’ai reçus ces derniers mois une évidence m’est
apparue : les femmes occupent de plus en plus de place dans le jazz.
Sautons sur l’occasion pour nous adonner à une pratique qui a le vent en poupe
dans les universités américaines, et de plus en plus européennes, celle des gender studies, agrémentées à la sauce
de garenne, évidemment.
Je
ne parlerai pas ici de la scène française car elle bénéficie d’une bonne
couverture médiatique et les lieux de diffusion — entre autres les festivals —
accordent une place notable à des musiciennes telles que Sophie Alour, Airelle
Besson, Anne Paceo, Alexandra Grimal, Eve Risser, Géraldine Laurent, Céline
Bonacina… sans compter la vénérable et toujours sémillante doyenne, Rhoda Scott
et son Lady Quartet.
On notera au passage que ces lieux de
diffusion ont tendance à privilégier la jeune génération de musiciennes qui ont
fait leur apparition au cours des 15 ou 20 dernières années. Leurs aînées Sophia
Domancich, Joëlle Léandre ou Hélène Labarrière bénéficient d’une exposition
nettement moindre, du moins sous leur nom.
C’est
donc sur les musiciennes étrangères que je me concentrerai ici et, pour ne pas
me limiter aux disques parus ces deux ou trois dernières années je ferai une
exception en commençant par un enregistrement que j’ai redécouvert en
farfouillant dans ma discothèque. Un enregistrement qui date de 2010, mais qui
n’a pas pris une ride et qui — à ma connaissance — n’a pas été chroniqué dans
la presse spécialisée à sa sortie pour la simple raison qu’il est paru sur un
petit label italien, Rudi Records, non distribué commercialement sur le
territoire français.
Comment
me suis-je procuré ce disque, alors ? Il m’a simplement été envoyé par son
producteur, qui fait partie du réseau européen que je me suis constitué naguère
au fil des ans en publiant dans les colonnes de Jazz Magazine ma rubrique
« Trans Europe Express ».
Le groupe
qui joue sur ce disque (à propos duquel vous trouverez tous les renseignements
que vous pouvez désirer sur le net), Hear in Now, est constitué de trois musiciennes
(une bassiste italienne, une violoncelliste et une violoniste américaines) dont
les noms ne vous diront sans doute pas grand chose car elles sont quasiment
inconnues en France alors qu’elles se sont rencontrées lors d’un festival féminin
en Italie, à la suite de quoi elles ont décidé de prolonger l’aventure sur
disque. Il s’agit de Silvia Bolognesi (b), Tomeka Reid (cello) et Mazz Swift
(vln).
Qui,
en France, a eu l’initiative de les programmer ? Personne, à ma
connaissance !
Depuis
le trio s’est apparemment séparé faute de concerts en nombre suffisant et le
second enregistrement annoncé sur leur site n’a jamais vu le jour.
Et
c’est bien dommage car leur unique disque est enthousiasmant et leur formation
est pour le moins originale, unique à ma connaissance bien qu’elle se rapproche
du String Trio of New York — qu’on ne voit guère non plus sur les scènes hexagonales.
Mais
ici n’est pas le lieu pour se lamenter sur le manque d’ouverture des programmateurs
français…
Allez
donc découvrir sur le net ce trio féminin qui vibre de toutes ses cordes jouées
tantôt en pizzicato tantôt à l’archet et qui distille une musique de chambre
faisant la part belle aux envolées mélodiques comme aux dérives free. Une de
leurs caractéristiques est une attention extrême au son de groupe, fluide et
charnu à souhait. Personne ne tire la couverture à soi et l’interaction entre
les protagonistes est une de leurs préoccupations constantes.
Au
total, on a ici une formation hautement originale qui joue une musique
réjouissante.
La
bassiste Silvia Bolognesi a jadis publié un DVD enregistré en duo avec la
vocaliste Maria Pia de Vito (« Suoni dal carcere » sur le label
italien Rudi Records) — un exercice périlleux auquel ne se sont livré que de
rares chanteuses telles que Sheila Jordan ou Karin Krog. On retrouve Maria Pia
de Vito sur un disque récent sous son nom (« Core/Coraçao » sur jandomusic.com)
en compagnie d’instrumentistes du gabarit du pianiste britannique Huw Warren
(un de ses fréquents partenaires) ou du clarinettiste Gabriele Mirabassi (moins
connu en France que son frère pianiste Giovanni, qui vit à Paris depuis des
lustres), et accompagnée sur quelques titres par l’ensemble vocal Burnoguala, sans
compter le chanteur brésilien Chico Buarque.
Une
réalisation d’envergure, donc, portée par une musicienne incontournable de la
scène italienne (malheureusement — je sais, je me répète — méconnue en France),
qui a étudié avec l’immense musicologue et pédagogue du chant Giovanna Marini
et qui s’est ensuite aussi bien consacrée à des projets mettant en avant la
tradition de sa Campanie natale (elle est née à Naples en 1960) que des aventures
plus internationales avec David Linx , John Taylor ou Ralph Towner.
Maria
Pia de Vito déploie sur « Core/Coracao », chanté en napolitain ou en
portugais, toutes les ressources d’une voix particulièrement malléable, aussi à
l’aise sur les ballades que sur les tempos rapides ou son phrasé fluide fait
merveille. Le tout dans un contexte chambriste où son timbre chaud se marie
admirablement avec celui des quelques instrumentistes qui l’accompagnent.
Au
total, un disque au climat poétique, bien éloigné de l’esthétique d’un jazz
vocal plus ou moins aseptisé qui réalise les meilleures ventes des rayons jazz
des disquaires.
S’il
est un label qui accorde une place importante aux femmes c’est bien le Suisse
Intakt. A son catalogue figurent rien moins que les pianistes Sylvie
Courvoisier, Irène Schweitzer et Aki Takase, la guitariste Mary Halvorson, les
saxophonistes Angelika Niescier, Ingrid Laubrock et Silke Eberhard, la
vocaliste Sarah Buechi… soit un aperçu particulièrement varié de la scène jazz
européenne, particulièrement suisse et
allemande. Une ouverture qu’on ne rencontre, au passage, sur aucun label
français alors qu’elle est courante chez des allemands tels qu’ECM, ACT, Neuklang
ou Enja.
A ce
propos, une bonne douzaine de musiciens français sont signés sur des labels
allemands. On cherche par contre vainement les musiciens allemands figurant au
catalogue de maisons de disque hexagonales alors que l’Allemagne est le plus
grand pays d’Europe et qu’une scène jazz vivace s’y épanouit.
La
France, un pays ouvert ? Vous voulez rire !
Mais
revenons à nos dames :
Bien
que Japonaise, Aki Takase vit à Berlin depuis des décennies avec son époux le
pianiste et chef d’orchestre Alexander von Schlippenbach. Cette pianiste est
une des figures incontournable du jazz d’outre-Rhin et a enregistré aussi bien
avec des tenants de la scène berlinoise comme le clarinettiste Rudi Mahall
qu’avec des partenaires européens tels que le batteur batave Han Bennink ou,
chez nous, Louis Sclavis, Dominique Pifarely et Vincent Courtois.
Sur
ses deux derniers disque, elle se produit soit seule (« Hokusai »)
soit en duo avec le ténor de David Murray (« Cherry Sakura »). Sur ce
dernier CD l’entente entre la pianiste et le souffleur est d’emblée palpable et
tous deux installent un climat lyrique qui se prolongera tout au long de
l’enregistrement. Murray — qui avait déjà pratiqué l’art du duo avec Dave
Burrell, Randy Weston ou Georges Arvanitas et qui avait déjà enregistré dans
cette configuration avec la pianiste nippone 23 ans plus tôt — est tantôt
étonnamment serein tantôt fougueux comme à son habitude. Quant à la pianiste,
elle déploie un toucher volontiers
percussif et le phrasé abrupt qu’on lui connaît. Chacun des deux duettiste compose
environ une moitié du répertoire et une composition de Thelonious Monk — l’une
des influences majeures de Takase avec Duke Ellington — (sur laquelle Murray
embouche sa clarinette basse) vient compléter le tout.
Seule
à son piano (et sur un court morceau d’une candide poésie, au célesta, un
instrument rarement employé) pour un hommage au peintre Hokusai — qu’elle salue
sur le dernier morceau en compagnie de la voix de sa compatriote Yoko Tawas —,
Aki Takase se montre plus pointilliste ou méditative par endroits, laissant
parfois une place importante au silence, explorant ailleurs toute l’étendue de
son clavier avec des basses telluriques et bondissantes à la main gauche et des
envolées aériennes dans les aigus. Nous avons ici affaire à une grande styliste
dont la culture s’étend de Bach — qu’elle aborde sur un morceau en duo avec
Schlippenbach — à l’époque contemporaine et qui, livrée à elle-même, nous fait
découvrir un univers personnel d’une richesse impressionnante au sein duquel virtuosité
technique et sens de la forme font bon ménage. Du très beau piano !
En
ce qui concerne les souffleuses européennes, nous avons affaire à rien moins qu’Ingrid
Laubrock (ts, ss) — qui bien que née en Allemagne et ayant longtemps vécu à
Londres est aujourd’hui établie aux USA avec son mari, le batteur Tom Rainey —,
Silke Eberhard (as) qui est allemande, sa compatriote (née en Pologne) Angelika
Niescier (as) et les Britanniques Josephine Davies et Tory Freestone (ts, ss).
Autant
le dire tout de suite, à côté de cette quasi demi-douzaine de saxophonistes
européennes nos Sophie Alour, Céline Bonacina et autres Sonia Cat-Bero font
figure de gamines gentillettes. Seules, chez nous, Géraldine Laurent et son
alto flamboyant ainsi qu’Alexandra Grimal et son ténor charnu me semblent être
à la hauteur de ces voisines
On
me reprochera sans doute cette comparaison, mais un critique de jazz n’est-il
pas à même de comparer puisqu’il reçoit une bonne partie de la production de
disques de toutes origines. Comparer et « juger » (ce terme n’a pas
bonne presse ces temps-ci mais je le revendique et l’assume) fait donc à la
limite partie de son devoir moral et professionnel afin d’aider à choisir un
public, qui n’est souvent exposé — par le biais de la publicité et des
chroniques souvent complaisantes parues dans la presse — qu’à une infime quantité
de ce qui se joue ici ou là.
Voici
quelques lustres un lecteur de Jazz Magazine m’apostropha par lettre, me
reprochant d’avoir peu apprécié la prestation de Joshua Redman lors d’un
festival. Je lui répondis qu’ayant entendu par ailleurs Mark Turner ou David
Sanchez je me sentais en droit de remettre à sa juste place un Redman largement
surévalué à mon avis.
Il
n’est que de comparer les solos de Redman et de Turner sur un thème de Lennie
Tristano qui figure sur un des premiers disques de Mark Turner en leader. Ce
dernier — qui a abondamment étudié le jeu de Warne Marsh et les compositions de
son mentor Tristano — délivre un solo pertinent et magnifiquement construit.
Redman, par contre — qui ne connaît de toute évidence rien à l’esthétique de
Tristano, Marsh ou Lee Konitz — se contente pour sa part d’enfiler des clichés
bebop.
Il
est évident qu’il faut avoir une oreille un minimum exercée et une certaine
culture musicale pour analyser ainsi un morceau. Mais si un critique de jazz (de
musique classique ou de rock, d’ailleurs) ne possède pas ces qualités, quelle
légitimité a-t-il à écrire sur la musique ?
Explorons
donc ce que nous proposent les souffleuses précitées en espérant donner aux
lecteurs l’envie d’aller porter une oreille de leur côté et (qui sait) aux
programmateurs hexagonaux la curiosité de les inviter sur les scènes françaises
(on peut rêver, non ?).
Ce
qui frappe d’emblée chez Angelika Niescier, c’est la sureté de son placement
rythmique. Rien d’étonnant à ce qu’elle sollicite la participation de batteurs
du calibre de Tyshawn Sorey ou Gerald Cleaver à ses projets. En trio, sans
instrument harmonique, elle est parfaitement à son aise pour laisser libre
cours à son phrasé très ductile sur des compositions de son cru. Sa sonorité
souvent abrupte mais qui ne rechigne pas à adopter par moments une douceur bienvenue
est très timbrée et on sent chez elle aussi bien des influences du free que des
pulsions mélodiques.
Une
saxophoniste à découvrir, dans tous les cas — encore que le terme découvrir ne
s’applique qu’à la France — : Niescier se produit en effet depuis plus de 10 ans en Allemagne, en Turquie, en
Norvège ou en Malaisie avec ses divers projets qui ne se limitent pas au trio.
Ingrid
Laubrock est sans doute plus connue que sa consoeur altiste parce qu’elle joue
fréquemment avec des tenants de la scène newyorkaise. « Serpentine »,
un des ses derniers enregistrements où l’on retrouve Sorey à la batterie,
réunit des musiciens aussi divers que la Japonaise Miya Masaoka au koto, le
tubiste Dan Peck, Craig Taborn (p), Peter Evans (tp) et un spécialiste des
effets électroniques. La musique est assez écrite, tout en laissant place à des
improvisations collectives où l’imbrication des timbres est d’une grande
richesse. Laubrock est de toute évidence une compositrice accomplie et l’on
retrouve cet aspect de son talent sur un enregistrement plus récent
(« Contemporary Chaos Practice ») où un quartet de solistes —
Laubrock elle-même, Mary Halvorson (g), Kris Davis (p) et Nate Wooley (tp) — se
voit soutenu par une grande formation comprenant cuivres, anches, cordes et
percussions.
C’est
la première fois que la saxophoniste met sa plume au service d’un projet de
cette ampleur et, si l’on peut sentir ici ou là l’ombre d’un Anthony Braxton,
l’originalité du talent de Laubrock en tant que compositrice est assez évident.
Une artiste, donc, à suivre de près et dont le parcours atypique (d’Allemagne à
Londres puis NYC) lui a permis de se forger au contact de ces différentes
scènes un personnalité propre remarquable.
Max Granvil
PS :
La suite dans quelques jours/semaines : calme ton impatience juvénile ami(e)
lecteur(trice), que diable !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire