Création = piège à cons
Depuis
que le jazz est devenu une affaire d’état en France (en gros depuis 1981, qui a vu Jack
Lang se pencher avec bienveillance sur la jazzosphère nationale, créer l’ONJ et
distribuer largement les subventions) est apparu sur les programme des lieux de
diffusion musicale — et singulièrement des festivals — le terme
« création ».
Création,
ça en jette ! Ca fait bon effet. Ca valorise les artistes qui y
participent (ils sont « créatifs », que diable !), ça valorise
les programmateurs de festivals (ils encouragent et soutiennent la
« créativité » : qui pourrait le leur reprocher ?) et ça
valorise le public, qui a l’impression de participer à un événement
ex-cep-tio-nnel, unique.
Mais
si l’on creuse derrière cette façade rutilante, prestigieuse et apparemment
inattaquable, on peut se poser quelques questions.
Depuis
que le label « création » existe, on imagine mal les lieux de
diffusion s’en passer (qui prendrait le risque de ne pas apparaître comme
créatif), ce qui crée un appel d’offre auprès des musiciens qui se sentiront
quasiment obligés de proposer leurs « créations » (ne pas en avoir au
moins une sur son CV ? Inimaginable !).
On
voit donc ici se mettre en place une sorte de cercle vicieux ou offre et
demande se donnent la main sans que l’on sache très bien qui décide que telle
ou telle « création » est vraiment créative (et il est vrai que cette
notion n’est pas facile à définir).
En
fait, c’est l’apposition de l’appellation « création » sur tel ou tel
concert qui suffit à le faire passer pour tel, un peu comme les labels
« vu à la télé » ou « déjà X milliers d’exemplaires
vendus » sont censé octroyer une plus-value à des produits du commerce.
On
peut par ailleurs se demander ce que veut dire « création » dans le
domaine du jazz. Les musiciens qui perpétuent une tradition telle que le
dixieland, le jazz manouche ou le hard bop n’ont évidemment pas droit à cette
appellation et cela ne dévalorise en rien leur pratique musicale :
aujourd’hui que Django Reinhardt, Charlie Parker ou Miles Davis sont morts, on
ne saurait reprocher à des émules de ces grands du jazz de proposer au public
d’aujourd’hui de prolonger le plaisir d’être confronté à leur esthétique. La
floraison des « hommages à… » (Oh, Maja, noble déesse, étends sur
nous ta bénédiction !) est certes de plus en plus envahissante, mais
certains de ces hommages sont parfaitement sincères et de haut niveau, voire
tout à fait… créatifs.
La
« création » labellisée comme telle est donc réservée aux musiciens
qui se démarquent de la tradition. Mais on peut se demander si ces derniers ne
sont pas, par définition « créatifs » sans qu’il soit nécessaire
de les étiqueter?
La dernière "création" de Django? Un hommage à Charlie Parker: sublime! ;-))) |
En
quoi tel de leur concert non labellisé « création » est-il moins
créatif que tel autre qui bénéficie de cette appellation ? Tel musicien
qui a participé avec son groupe régulier, sur la grande scène d’un festival, à
une « création » est-il moins créatif quand il va faire le bœuf, plus
tard dans la soirée dans un club, et se confronter à des partenaires inconnus,
prolongeant ainsi la tradition de la jam session qui a toujours existé dans le
jazz. Imagine-t-on, voici quelques décennies, un programmateur demander à
Charlie Parker, Thelonious Monk ou John Coltrane de proposer une
« création » ?
Il
m’est arrivé jadis d’assister à une de ces « créations » lors d’un
festival en banlieue parisienne. Je ne donnerai pas le nom du leader du groupe
qui monta sur scène à cette occasion par pudeur et par bienveillance. Sachez
seulement que le musicien responsable de cette « création » avait
profité de la subvention liée à ce projet pour s’adjoindre des invités
prestigieux tels que le saxophoniste Evan Parker. Voilà de quoi rendre
l’affiche alléchante ! Sauf que le souffleur britannique (un des plus indéniablement
créatifs quand il joue sous son nom, en solo ou en groupe) était
scandaleusement sous-employé lors d’un concert majoritairement décevant.
Alors, Johnny Boy, ton prochain concert c'est une création ou un hommage à? Dis, hein, dis donc voir? |
Si
l’on ajoute à cela que ce concert était unique et que les musiciens présents
sur scène ne se retrouveraient pas par la suite pour faire évoluer leur interplay et améliorer leur prestation,
quel était donc l’intérêt de cette prétendue « création » ?
Que
l’on subventionne le jazz, personne ne s’y oppose. Mais il faut que cet argent
investi le soit intelligemment, et pas uniquement pour proposer des affiches
alléchantes qui valorisent les festivals auprès de leurs partenaires
institutionnels ou privés et pour permettre
aux musiciens de mettre en avant leur prétendue créativité.
Un
beau projet sur le papier ne vaudra jamais un bon concert impromptu et le jazz
— qui trouve par le biais des « créations » une légitimé
institutionnelle qui le rapproche de la musique classique et contemporaine, ce
qui est évidemment valorisant — y perd en partie son âme en perdant de sa
spontanéité.
Des
pays tels que la Norvège, où le soutien financier des institutions nationales
et régionales au jazz est conséquent, ne recourent jamais à l’appellation
« création ». Le jazz qui s’y joue en club, en salle et en festival
est pourtant indéniablement créatif et les musiciens enregistrant sur des
labels tels qu’ECM ou Hubro en sont les témoins.
La
notion de « création » est donc une spécificité bien française. Elle manifeste
une tendance qui existe de façon tenace dans notre pays : le contrôle de
la production artistique par les instances officielles, le mécénat d’état.
Le
jazz a-t-il intérêt à se plier à cette pratique ? La faible trace laissée
dans les mémoires et sur disque par la kyrielle de « créations » qui se sont succédé ici ou là depuis une
quarantaine d’années laisse entendre que non.
La
« créationnite » est donc devenue une pratique qui se perpétue sans
se poser de questions, une routine bien en place qui tient dur comme fer à la
place qu’elle occupe dans la jazzosphère hexagonale.
Tout
le contraire de l’esprit du jazz, qui se doit de rester « the sound of
surprise ».
Max
Granvil
Recherche
Un bel exemple de colloque institutionnel dans un lieu prestigieux :
RENCONTRE PROFESSIONNELLE
Salle de conférence - Philharmonie
SCÈNE JAZZ : LA CRÉATION, MOTEUR DE L'ACTION
ARTISTIQUE ET CULTURELLE
EN PARTENARIAT AVEC L'AJC
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire