Le
jazz vocal connait depuis quelques lustres un succès qui ne se dément pas et
l’on voit fleurir partout de jeunes vocalistes dont les ventes de disques et la
fréquence des concerts ont de quoi faire pâlir d’envie leurs confrères et consoeurs
instrumentistes.
Tout le jazz vocal est-il touché par cet engouement? Non, en fait, c’est surtout
celui qui se décline au féminin/jeune qui est touché par ce phénomène. Les
hommes, eux, en sont réduits à la portion congrue et, sur la scène internationale,
on ne voit guère émerger que Kurt Elling — qui a réussi à sortir brillamment du
créneau « Mark Murphy du pauvre » dans lequel il se complaisait à ses
débuts — et le très surévalué Gregory Porter, dont je n’arrive toujours pas à
comprendre (si l’on omet son look casquetté qui assure en partie sa promo) en
quoi il est plus intéressant que son ainé Kevin Mahogany, lequel était
scandaleusement méconnu jusqu’à ce qu’il quitte ce bas monde voici deux ans, et à la mémoire duquel je dédie cet article.
En
France nous avons certes David Linx (il est Belge, sais-tü une fois ? —
oui je C) qui a acquis à juste titre une dimension européenne. Mais pour le
reste, qui connaît Thierry Péala, Loïs Le Van (en poupe, car celui-ci semble
promis à un bel avenir), Kevin Norwood ou Manu Domergue (qui joue aussi du mellophonium
— décidément ce gars fait tout pour se rendre rare) et son excellent groupe
Raven ?
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David |
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Loïs |
Dans
le reste de l’Europe on a bien Ian Shaw en Angleterre, Gabor Winand en Hongrie,
Gzegorz Karnas en Pologne, Andreas Schaerer en Suisse, Michael Schiefel en
Allemagne… mais ces excellents vocalistes peinent à sortir des frontières de
leurs patries respectives et seul un Jamie Cullum — qui a su se créer une image
de feu-follet du jazz bon enfant — écume le Vieux Continent sans relâche quand
il n’assure pas son populaire show radiophonique sur la BBC dans son île natale.
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Ian |
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Grzegorz |
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Andreas |
Côté
féminin — on y arrive — c’est la pléthore : Diana Krall, Madeleine
Peyroux, Norah Jones, Melodie Gardot (ces trois dernières débordant largement
des limites du jazz-jazz pour flirter avec la pop, ce qui est d’ailleurs bien
leur droit) Jane Monheit, Gretchen Parlato — qui ne fait plus guère parler
d’elle, me semble-t-il — et Stacey Kent, dont le succès reste pour moi un
mystère tant cette chanteuse manque à mes oreilles de personnalité. Mais au
cours d’une interview voici quelques années elle m’avait confié que des
spectatrices de ses concerts venaient lui dire, à l’issue de ses prestations,
qu’elle leur avait ensoleillé une journée par ailleurs tristounette voire
carrément pénible.
C’est
peut-être là la clé de la renommée de cette Américaine installée en Grande
Bretagne : sa voix sans grand relief et ses shows aseptisés servent en
fait de médicament anti-stress et anti-déprime à un auditoire dont la culture
jazz est proche de zéro.
En
fait les concerts et les disques de Stacey Kent devraient être remboursés par
la sécu !
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Diana |
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Norah |
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Stacey |
Au passage on remarquera que les plus médiatisées parmi ces chanteuses relativement jeunes sont toutes Blanches. Est-ce un hasard? Le règne d'une Dee Dee Bridgewater — qui il est vrai vécut longtemps en France — est-il bel et bien terminé?
Toujours est-il que ni Nnenna Freelon ni Rachelle Ferrell, par exemple, n'ont les honneurs du Top 50.
A
l’autre bout du spectre, une star à la réputation bien établie (et ce de façon
parfaitement justifiée) telle que Dianne Reeves et une nouvelle venue qui monte
en flèche (non sans raison vu son extraordinaire talent) comme Cécile
McLorin-Salvant occupent à juste titre le haut du panier. Elles sont toutes
deux, à une génération d’écart, les héritières de la grande tradition des Ella
Fitzgerald, Sarah Vaughan, Carmen McRae ou Betty Carter, qu’elles prolongent de
façon à la fois respectueuse et inventive et on ne peut que leur souhaiter une
longue carrière.
Dans
un style moins lié à la tradition, n’oublions pas Cassandra Wilson dont le timbre
et le phrasé sont si particuliers, ainsi qu’une grande styliste méconnue en France
(où on l’a surtout vue et entendue au sein des groupes de Steve Coleman) :
la remarquable Jen Shyu.
A part également, du fait de la diversité de son
répertoire et parce qu'elle est la seule Asiatique du lot, se trouve la grande Youn Sun Nah dont la France est un peu la
seconde patrie.
J’ai
volontairement mis à part Patricia Barber : cette pianiste-chanteuse
atypique
n’hésite pas à bousculer son
public en enchaînant des enregistrements parfois déroutants, mais elle fait
indéniablement partie des grandes.
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Miss Dianne |
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Laïka |
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Camille |
La
voix est effectivement un instrument que l’artiste partage avec l’ensemble de
son public et qui permet de ratisser large. Mais le chant jazz — au moins
depuis que le jazz n’est plus la musique à danser qu’il était dans les années
30 à 50, époque où un big band se devait de comprendre en son sein une
chanteuse — s’est toujours situé en marge du goût de la masse. C’est ce qui faisait
autrefois la différence entre deux vocalistes aussi talentueux que Frank
Sinatra et Mel Tormé.
Le premier
a progressivement cherché de plus en plus à séduire le grand public alors que
le second a cultivé son art loin des médias dominants tout en recueillant un
succès (réel et d’estime) qui fait de lui un des incontournables des années 40
à 90.
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Old blue eyes |
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The velvet fog |
Le
jazz vocal est donc aujourd’hui, dans le domaine du disque comme dans les grands
festivals, le fer de lance d’une musique qui — pour le reste — ne dépasse guère
les 2% de part de marché, loin derrière la pop, la chanson française, le rock…
Malheureusement
— comme je l’ai dit plus haut — les grands noms les plus connus du public (car
abondamment diffusés sur les radios jazz et présents lors des festivals les
plus populaires) ne sont en général pas les représentant(e)s les plus
intéressant(e)s de l’art du chant jazz.
Ce
dernier a toujours été basé sur une diversité stylistique qu’on ne retrouve que
chez quelques unes des musiciennes que j’ai citées (Dianne Reeves, Cassandra
Wilson, Patricia Barber… à l’international, Clotilde Rullaud, Marjolaine
Reymond, Laïka Fatien, Elisabeth Kontomanou… dans l’Hexagone).
Qu’y
avait-il de commun, autrefois, entre Billie Holiday et Dinah Washington ?
Entre Carmen McRae et Anita O’Day, Peggy Lee et Jeanne Lee,
Sarah Vaughan et Julie London? Rien, si
ce n’est le fait d’avoir leur propre style. De se différencier des autres au
même titre qu’un Lester Young se distinguait d’un Coleman Hawkins, un Sonny
Rollins d’un John Coltrane, un Miles Davis d’un Clifford Brown…
Avoir une forte
personnalité était alors un must, le gage d’une valeur qui se jugeait à cette
aune.
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The Hawk |
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The Prez |
Aujourd’hui
avoir une forte personnalité — même dans le domaine de l’art — n’est plus
nécessairement un avantage. Le formatage qu’opère la société capitaliste
moderne par le biais du marché et de la technologie touche toutes les
« marchandises » et le jazz vocal en est devenu une, comme la chanson
française où l’on ne retrouve plus des personnalités aussi marquées que les
Piaf, Barbara, Brassens Brel ou Ferré de jadis.
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La môme Piaf |
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Le grand Jacques |
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La longue dame brune |
Faut-il
s’en lamenter et regretter le bon vieux temps ? En jazz, non : la
possibilité qu’offre cette musique aux jeunes talents de se former à l’écoute
des anciens — au moins autant que dans les écoles de jazz qui pullulent —
permet que se perpétue la recherche d’une personnalité propre, surtout dans le
domaine de la voix. Chacun possédant naturellement son propre timbre, une
chanteuse — et encore davantage un chanteur, qui sait à l’avance que la quête
du succès populaire est vaine — a tout le loisir de peaufiner son style,
éventuellement en acquérant des techniques vocales issues des musiques ethniques,
classique, baroque ou contemporaine.
Youn
Sun Nah a fréquemment raconté, en interviews, les doutes qu’elle a pu avoir sur
sa « légitimité » de chanteuse de jazz avant de forger son propre
style. Cécile Mc Lorin-Salvant a étudié le chant baroque tout en acquérant parallèlement
une culture jazz. Marjolaine Reymond pratique la musique contemporaine… En fait
ce qui distingue un(e) véritable vocaliste de jazz de tous les autres
chanteurs/chanteuses c’est qu’en général il/elle est avant tout un(e)
musicien(ne), conscient des harmonies sur lesquelles il/elle place sa voix,
calé dans le domaine du placement rythmique, capable de « rivaliser »
avec les instrumentistes qui l’accompagnent en matière de timbre ou
d’improvisation mélodique.
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Marjolaine |
Les
chanteurs/chanteuses de pop et surtout de chanson française d’aujourd’hui sont
nettement moins éduqués musicalement que les vocalistes de jazz et, tant que
ces derniers auront à cœur de cultiver leur art et non de chercher à émuler le
succès médiatique et public des premiers, on pourra espérer voir naître de nouveaux
talents jazz authentiques comme l’ont montré ces dernières années l’apparition
de Cecile McLorin-salvant, Loïs Le Van ou Camille Bertault.
Max
Granvil
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