jeudi 11 juillet 2019

ITV Sonny Rollins vintage

Pour fêter le passage du saxophoniste ténor JD Allen au Duc des Lombards je me suis dit que je pourrais remettre en circuit une interview de Sonny Rollins (le "maître" de JD) réalisée pa ma pomme et parue en 2004 (oui, y'a 15 ans: vous n'étiez pas nés, je C) dans les colonnes de Jazz Magazine.
Fermez les yeux, imaginez-vous dans le salon de la suite de Mr. S. R. dans un luxueux hôtel parisien. Le maître est assis en face de vous. Il va parler… Il parle!

                              
Si vous le voulez bien, le fil directeur de cette interview sera certains thèmes que vous avez composés au cours de votre carrière et qui ont été interprétés par d’autres musiciens. Commençons donc par le commencement, c’est-à-dire "Doxy", "Oleo" et "Airegin", que vous avez composés dans les années 50, alors que vous faisiez partie du quintette de Miles Davis. Il a continué à les jouer après votre départ alors que, de votre côté, vous ne les avez plus interprétés, du moins sur disque.

C’est vrai, j’ai joué "Doxy" tout récemment, à mon concert à l’Olympia, et je crois que c’est la première fois de ma vie que je le rejoue depuis que je l’ai enregistré avec Miles. Je n’ai donc pas beaucoup joué ces thèmes, mais il n’y a rien de concerté à ce niveau : ça s’est tout simplement passé comme ça.

Tout le monde a été surpris de vous entendre jouer "Doxy" à l’Olympia, de même que
"Tenor Madness".

J’en ai été surpris moi-même, mais vous savez — et sans vouloir entrer dans des considérations trop techniques — je joue ces morceaux parce que c’est ma première tournée avec un groupe dont la configuration est nouvelle (ndlr : pas de piano ni de guitare), ce qui m’amène à chercher des thèmes adaptés à cette instrumentation. Il m’a semblé que "Doxy" correspondait particulièrement bien à ce dont ce nouveau groupe est capable.

Du fait de son aspect rythmique ?

Entre autres, mais aussi parce que chaque groupe a sa spécificité et, comme Duke Ellington qui composait des thèmes en fonction des qualités et des faiblesses spécifiques des membres de son orchestre, il faut choisir le matériau thématique qui conviendra le mieux à telle ou telle formation.
"Doxy" m’est apparu comme correspondant bien au groupe de musiciens avec lesquels je joue actuellement. Et beaucoup de gens m’ont dit que cette formation était l’une des plus originales et intéressantes que j’aie eu depuis longtemps, il n’est donc pas étonnant que j’entreprenne des choses inhabituelles avec elle.



Qu’en est-il d’"Oleo" et d’"Airegin", qui sont devenus des standards du jazz, mais que vous êtes l’un des seuls à ne jamais jouer, alors que vous les avez composés ?

 Je me sens très honoré que ces thèmes soient devenus populaires parmi les musiciens, mais en ce qui me concerne je n’aime pas rejouer toujours les mêmes choses. J’aime bien changer, aller de l’avant. Par ailleurs ces thèmes fonctionnaient bien avec les musiciens avec lesquels je les ai enregistrés à l’origine. J’entends d’autres choses depuis et je veux continuer à évoluer … vous savez, c’est une des choses étranges qu’il y a chez moi : un critique m’a dit un jour « Sonny, les gens ont à peine le temps de s’habituer à votre façon de jouer que vous êtes déjà parti dans une autre direction ! ». Et c’est vrai : je joue dans un style pendant un certain temps et les gens se disent « Ah, ça c’est du Rollins !», puis je passe à autre chose, ce qui fait que personne ne peut véritablement avoir une idée de qui est Sonny Rollins. Ca fait partie de mon caractère. J’essaie perpétuellement de m’améliorer. Je me considère comme un éternel étudiant en musique et je ne me sens pas capable de m’arrêter quelque part. Il faut toujours que j’expérimente ! Voilà sans doute pourquoi je ne joue plus ces thèmes depuis longtemps.

Une autre raison n’est-elle pas que ces thèmes sont très liés avec le hard bop, qui est à la fois daté et qui, en même temps, a tendance à dominer la production actuelle. Vous jouez toujours
"St Thomas", qui est plus ancien que ces trois thèmes, mais c’est un calypso un genre plus universel, moins daté.


 Ce n’est pas impossible. Mais y a-t-il réellement un renouveau du hard bop en ce moment ?

Vous n’en avez pas conscience ? C’est devenu le nouveau « mainstream » du jazz, avec tous ceux qu’on appelle les « jeunes lions » !

Ah bon ! Je suis content d’entendre ça. Cette période a produit beaucoup de bonne musique, avec des gens comme Clifford Brown, et je ne pense pas que beaucoup de musiciens aient eu la possibilité d’absorber tout cela. Un revival permet de réécouter toute cette musique et de se l’approprier.

Avez-vous beaucoup de contacts avec les jeunes musiciens ?


Pas réellement. Certains viennent me voir, me posent des questions sur la musique et j’essaie de les aider. Je ne pourrais pas citer de noms : ce sont des gens dont je n’ai la plupart du temps jamais entendu parler et qui m’écrivent, m’envoient des CDs. Je ne suis pas leur évolution de près, mais chaque fois que quelqu’un m’écrit ou m’envoie une bande en me demandant des conseils, j’essaie de lui répondre et de l’encourager autant que je peux. C’est essentiellement en cela que consiste l’aide que j’apporte aux jeunes. Mais c’est une épée à double tranchant et je ne veux pas aller trop loin dans mes encouragements car la vie de musicien est très dure. Je leur fais bien comprendre qu’il ne faut pas espérer gagner beaucoup d’argent en faisant ce métier. S’ils aiment vraiment ça, qu’ils se lancent, mais qu’ils n’espèrent pas trop avoir une carrière prestigieuse et des ventes astronomiques. Le jazz reste une sous-culture, du moins aux USA. Depuis quelque temps il a acquis un peu plus de respectabilité, mais pendant longtemps les musiciens de jazz ont été méprisés, n’étaient pas acceptés. Maintenant, le fait que certains d’entre eux enseignent dans des universités fait qu’ils sont davantage reconnus, mais je préviens les jeunes de ne pas attendre monts et merveilles d’une vie de musicien de jazz.

Deux de ces « jeunes » musiciens que vous avez aidés sont Branford Marsalis — vous l’avez invité sur l’un de vos enregistrements —, et David S. Ware, dont vous avez dit le plus grand bien. Il se trouve que tous deux ont repris récemment votre "Freedom Suite".
Avez-vous écouté ces disques et pensez vous — en ce qui concerne Marsalis — qu’on puisse reprendre ce thème sans tenir compte du contexte socio-politique dans lequel il a été écrit ?


J’ai écouté une partie de l’enregistrement de David. On m’a aussi envoyé celui de Branford, mais je n’ai pas encore eu le temps de l’écouter. En tant que composition, la "Freedom Suite" peut sans doute être considérée comme un morceau de musique parmi d’autres, sans qu’on connaisse les circonstances dans lesquelles elle a été créée, mais personnellement j’ai du mal à imaginer qu’on puisse la dissocier de son contexte. D’un autre côté a-t-elle une valeur musicale indépendante de ce contexte ? De même "A Love Supreme" de Coltrane — que Branford reprend également — peut-il être dissocié de ses implications spirituelles ? C’est difficile à dire. Dans tous les cas c’est toujours très gratifiant de voir que deux saxophonistes importants apprécient mon travail. J’en suis très honoré. David venait chez moi alors qu’il était tout jeune, et on passait beaucoup de temps ensemble. C’était une sorte de relation de gourou à disciple. Je peux donc dire que, d’une certaine façon, il a été mon élève. Avec Branford, la relation a été différente. Il dit qu’il m’a beaucoup écouté, étant jeune, et que sa décision de devenir musicien doit beaucoup à ce qu’il a entendu de moi. Mais quand je l’ai rencontré — à l’occasion d’un concert à NYC, je crois — c’était déjà un artiste reconnu. Je l’ai invité sur un de mes albums suite à un de ces concerts annuels que je donnais à Carnegie Hall ou au Lincoln Center et où j’invitais différents musiciens. Dizzie Gillespie, Charles Mingus ou Rufus Harley ont fait partie de ces invités au début, puis j’ai pris des jeunes comme Roy Hargrove ou Wynton Marsalis. Si David n’en a pas fait partie, c’est qu’à cette époque sa notoriété, la valeur commerciale — si on peut dire — qui lui aurait permis d’être engagé, n’était pas au diapason de sa valeur artistique qui, elle, lui aurait largement permis de figurer à ces concerts.


 

J’ai l’impression que si vous enregistriez un jour avec lui, ça pourrait faire pendant à l’album « Sonny meets Hawk », sur lequel vous aviez invité Coleman Hawkins !

C’est probable, et il n’est pas impossible que je fasse un jour quelque chose avec David. Nous avons beaucoup joué ensemble chez moi et c’est vrai qu’il est dommage qu’il n’y ait pas de trace enregistrée de tout ce temps que nous avons passé ensemble dans mon studio. C’est un grand musicien et il est évident qu’il possède quelque chose que tout le monde n’a pas.
 

Voyez-vous un rapport entre sa relation avec vous et celle que vous aviez avec Hawkins ? Votre jeu sur cet album est très particulier. On sent que vous cherchez à vous positionner par rapport à lui tout en reconnaissant votre dette.

C’est ce que j’ai essayé de faire : j’étais en présence de mon idole et, comme vous le dites, c’était un défi pour moi de lui rendre hommage tout en restant moi-même. C’était quelqu’un de très ouvert aux jeunes, comme Miles ou Dizzy à l’époque, et je sais qu’il aimait bien ma façon de jouer et qu’il parlait de moi autour de lui. C’est toujours très satisfaisant pour moi d’être associé à des musiciens de cette stature et qu’ils trouvent quelque chose d’intéressant dans mon jeu. Ca va au-delà de tout ce que j’ai pu espérer. C’est comme tous ces disques que vous m’avez apportés où des thèmes que j’ai écrits sont repris par différents musiciens. C’est vraiment un grand honneur que des gens, aient repris quelque chose de moi, car c’est le principe même de la musique : la transmission. J’ai appris de Coleman Hawkins, Lester Young, Fats Waller, Erroll Garner, Dizzy … tous ces gens m’ont apporté quelque chose qui m’a aidé. Si, de mon côté, j’ai pu inspirer qui que ce soit, Keith Jarrett par exemple, ça dépasse ce que j’ai pu souhaiter dans mes rêves les plus fous.



Vous savez bien que vous le méritez. Vous avez passé votre vie à travailler, à vous remettre en cause, à chercher … Rien que sur le plan technique, votre jeu de saxophone actuel montre, de toute évidence, que vous travaillez l’instrument plusieurs heures par jour.

C’est exact : je répète plusieurs heures par jour, mais je suis stupéfait que vous pensiez que j’ai bien joué l’autre soir.

Vous voulez rire ? C’était renversant ! Tenez : un de mes collègues a écrit à propos de votre dernier enregistrement que vous aviez dû écouter des gens comme James Carter et vous dire « OK, ils jouent bien, mais il faut que je réaffirme que le maître, c’est moi ! ». Avez-vous écouté ces « jeunes lions » ?

(Rires) Oui, bien sur, je connais James Carter, je l’ai même invité à un de mes concerts, à Cleveland !

Nous avons parlé tout à l’heure des implications socio-politique de la "Freedom Suite".
A peu près à la même époque, vous avez écrit "Airegin", qui est un anagramme de Nigeria, pour manifester votre sympathie à l’égard des mouvements indépendantistes dans les colonies africaines. Etes-vous déjà allé en Afrique ?

 Non, c’est étrange, je ne suis allé qu’en Egypte — qui bien sûr fait partie de l’Afrique — mais je n’ai pas  réellement séjourné en Afrique. Je me suis arrêté en Egypte à mon retour d’Inde dans les années 60, juste en touriste. Il a été question à plusieurs reprises que j’aille jouer là-bas pour des festivals, entre autres en Afrique du Sud, mais ça n’a jamais abouti. De toute façon, j’aime toujours avoir un but vers lequel tendre, et je ne cherche pas à précipiter les choses. Sinon on se trouve toujours en situation de répondre à des sollicitations permanentes : « Si tu allais en Afrique … si tu écoutais tous ces nouveaux disques, etc… ». J’espère avoir l’occasion d’aller en Afrique un jour, mais ce séjour viendra en son temps, je n’ai aucun doute là-dessus. Pour moi, il est évident que ça sera une grande expérience sur le plan spirituel, d’autant qu’une partie de mes ancêtres sont originaires d’Haïti. Mes parents sont originaires des Îles Vierges, mais savez-vous qu’une partie de la famille de ma mère venait d’Haïti. Vous m’avez dit que votre père est originaire du Bénin. C’est le pays d’où est originaire une grande partie de la population d’Haïti, et récemment je me suis beaucoup intéressé à cette région d’Afrique, dans une quête de mes racines lointaines. Il y a quelque temps, j’étais même sur le point d’acheter une statue africaine, une tête magnifique qui venait du Bénin, et finalement ça ne s’est pas fait. Mais je possède quelques autres statues de cette partie du continent africain. Mon percussionniste actuel, Kamate Denezulu, bien qu’il soit né aux USA, est également originaire d’Afrique  et il y retourne régulièrement.

Revenons peut-être à la musique : que pensez-vous du fait que des gens associés à ce qu’on appelle le mouvement cool — Bill Evans ou Lee Konitz, par exemple — aient repris des thèmes comme "Oleo" ou "Valse Hot"? Et d’ailleurs trouvez vous ces distinctions (« cool », « hard bop »…) pertinentes ?


Je ne fais pas vraiment de distinction importante entre ces styles ou ces écoles. Je ne sais pas si vous considérez Dave Brubeck comme « cool », mais j’aime certaines de ses compositions, et d’autres moins. Si j’aime quelque chose, je l’accepte, d’où que cela vienne. Vous savez, par exemple, que je joue beaucoup de thèmes étranges, que je trouve ici ou là.

Vous avez également enregistré ces deux albums pour Contemporary avec des musiciens de la West Coast, ce qui a montré, en pleine vague hard bop, qu’on pouvait regarder vers l’ouest. La pochette de « Way Out West » reste l’une des plus marquantes de l’histoire du jazz !

C’est vrai que j’ai eu une bonne idée de faire cette pochette.    Vous savez, quand j’étais gamin, je regardais beaucoup de westerns, et parmi ceux-ci il y en avait quelques-uns avec des cow-boys noirs.    Mais c’étaient en général d’assez mauvais films, qui copiaient les films blancs.    Plus tard, j’ai appris qu’il avait réellement existé des cow-boys noirs, et c’est un peu ça que j’avais en tête quand j’ai fait cette photo de pochette. Je suis content qu’elle ait eu autant de succès. Par exemple ce saxophoniste anglais noir dont le nom ne me revient pas …


Courtney Pine ?

C’est ça : Courtney m’a dit que c’est cette pochette qui l’a incité à se mettre au jazz. Donc pour en revenir à ce que nous disions, je suis très éclectique, et à partir du moment où une musique me plaît, peu m’importe son origine.

Puisqu’on parle de l’Europe, vos origines haïtiennes expliquent peut-être en partie votre rapport privilégié avec la France ? Vous avez enregistré autrefois "Mademoiselle de Paris"
avec Gilbert Rovère et Art Taylor, par contre connaissez-vous Claude Nougaro, un chanteur français qui a repris "St. Thomas" ?


Oui, je le connais : je l’ai rencontré et sa chanson me plaît bien. Ma femme me dit que j’ai une sensibilité latine, différente de celle qu’on trouve en Allemagne par exemple, et que c’est ça qu’apprécie le public français. Mais j’ai aussi beaucoup de fans en Allemagne et ailleurs. Il est vrai que je suis très heureux quand je joue en France et que je sens que le public m’y apprécie beaucoup.

De plus vous avez joué avec des musiciens français dans le passé.

Oui : René Urtreger, par exemple. C’est vrai qu’il y a quelque chose de particulier au niveau de mes rapports avec la France, et vous avez peut-être raison quand vous dites que mes origines haïtiennes pourraient expliquer cette affinité. L’autre soir, à l’Olympia, j’ai été très ému de l’accueil du public. C’est un des meilleurs que j’ai jamais reçu ! Je ne pensais pas que c’était mérité, et j’ai eu l’impression que c’était un cadeau que le public me faisait, que quelque chose d’autre que la musique avait pris le dessus. Vous savez, je ne suis jamais totalement satisfait de ce que je fais : je cherche toujours plus loin, au-delà.

Parlons un peu de vos rapports avec un autre musicien européen : René Thomas, et pendant qu’on y est, parlons aussi de vos rapports avec d’autres guitaristes comme Jim Hall, avec qui vous avez beaucoup joué …


Je vois encore Jim Hall, et on s’appelle de temps en temps. Pour ce qui est de mon usage de la guitare dans certains de mes groupes : je trouve que le piano a parfois un côté très restrictif car les accords, les voicings y sont moins ouverts. C’est pour cela que j’ai souvent préféré jouer sans piano, ou avec une guitare. Quand j’ai rencontré René Thomas — en Europe, si mes souvenirs sont bons — nous sommes très vite devenus amis et avons décidé de jouer ensemble. C’a été la même chose avec Jim Hall quand j’ai fait mon retour en 61. J’ai pensé que nos jeux respectifs se complèteraient très bien. Par ailleurs, j’aime l’instrument : c’est une « voix » qui se marie très bien avec celle du saxophone. Mais bien sûr j’aime bien le piano également, et j’adore des pianistes comme Art Tatum !


Avez-vous conscience que par le biais de Jim Hall on pourrait établir une relation entre vous et des musiciens qui semblent très éloignés de votre jeu comme Paul Desmond ? Jim Hall serait en quelque sorte le lien entre l’alto « lisse » et le ténor « rugueux ».

(rires)Je n’y avais jamais pensé en ces termes, mais c’est vrai !

Connaissez-vous par exemple cet enregistrement de Mel Tormé où il chante "Old Devil Moon",
que vous avez joué en trio sur « A Night at the Village Vanguard ». Sur le plan rythmique, il est très proche de vous.

J’ai dû écouter ça il y a longtemps, et il est vrai que Tormé est très fort sur le plan rythmique. Bien plus que la plupart des autres chanteurs. Mais si je peux pousser votre analogie un peu plus loin, je dirai que, d’une part j’ai des liens avec l’Afrique, c’est évident, mais j’ai aussi une relation étroite avec les auteurs-compositeurs blancs comme Jerome Kern. J’ai envie, dans la mesure de mes possibilités, d’être un rassembleur. Je crois que c’est une des tâches importantes que la musique peut accomplir : mettre les gens en contact les uns avec les autres.

Etre un « pont » en quelque sorte !

Ah encore ce fameux pont !

Non, pas celui de la légende : un pont entre les gens !


Dans ce sens-là je suis d’accord. J’aime travailler avec des musiciens de différentes couleurs. En ce moment je n’ai pas un orchestre multiracial, mais ça a été le cas dans le passé. C’est une question de rencontrer les bonnes personnes au bon, moment. Ce dont vous parlez a quelque chose de très idéaliste et si je vous suis sur l’idée d’unifier le monde, de rapprocher les deux rives,  il y a des forces des deux côtés qui essaient de faire en sorte que la séparation perdure. En ce moment, du moins aux USA, les gens ne sont pas prêts à s’accepter les uns les autres. A l’exception de quelques individus, les Blancs n’acceptent pas les Noirs et réciproquement. On peut espérer qu’une évolution est en marche sur ce plan, mais je pense que ça prendra encore au moins une génération. Ca vient doucement aux USA, mais pas de la même façon qu’en France. Il est vrai que chez nous les mariages mixtes sont peu nombreux et que de nombreux Noirs désapprouvent le fait que des artistes ou des sportifs noirs épousent des femmes blanches. Mais on tend vers un changement, et si le monde survit — ce dont je suis loin d’être sur — je pense que les rapports entre les hommes seront plus égalitaires. D’ailleurs, du fait des croisements génétiques, on dit souvent que beaucoup de gens considérés comme blancs aux USA sont en fait noirs. La distinction est une fausse construction : tout ceci est politique, en fait.

Nous pourrions peut-être continuer sur les voix : vous avez peu enregistré avec des vocalistes, à part Abbey Lincoln, et sur la pochette de « Tattoo You » des Rolling Stones, votre participation n’est même pas mentionnée.


(Rires) C’est une remarque intéressante ! J’aime beaucoup les chanteurs. Les écouter est quelque chose de naturel pour moi et m’inspire beaucoup. Billie Holiday et Nat King Cole sont deux de mes favoris, Billy Eckstine également. C’est donc étrange que j’ai si peu joué avec des chanteurs, bien que vous vous souveniez peut-être que j’ai fait un disque avec Earl Coleman, qui avait réalisé avec Charlie Parker ce magnifique enregistrement sur lequel Erroll Garner joue du piano. Mais c’est vrai qu’à part lui et, comme vous l’avez dit, Abbey Lincoln, je n’ai pas enregistré avec des chanteurs. Ce n’est en fait pas un choix concerté de ma part : ce sont juste les occasions qui ont manqué. Dinah Washington, par exemple, était une personne très agréable en dehors du fait qu’elle était une grande chanteuse, et quand je joue "What a Diff’rence a Day Made", c’est en référence à sa version de ce thème. Pour ce qui est des Rolling Stones, c’est ma femme Lucille — qui les aimait bien dans les années 60 — qui m’a incité à répondre favorablement à leur demande. J’avais entendu parler d’eux, bien sûr, mais je n’étais pas très intéressé par cette affaire. Incité par Lucille, j’ai tout de même accepté et c’a été une collaboration intéressante, dans la mesure où j’aime bien élargir mon horizon et entreprendre des choses nouvelles. Mais je ne pensais pas que cette collaboration ferait autant sensation. Récemment à Berlin j’ai rencontré des fans des Rolling Stones et ils m’ont reparlé de « Tattoo You ». J’ai également lu quelque part que les Stones avaient déclaré que c’était leur dernier bon disque ! Et dans le genre, je pense que c’est un bon disque. Pour ce qui est de la mention de mon nom sur la pochette, c’est moi qui n’ai pas voulu qu’il apparaisse car je ne voulais pas être associé plus que cela à cette entreprise. D’une certaine façon j’ai essayé de jouer d’une façon un peu « neutre », sans affirmer autant ma personnalité que si j’avais joué dans un autre contexte.

Pour terminer, parlons un peu de votre engagement politique et social : au concert de l’Olympia, vous avez fait allusion aux choses mauvaises qui se passent en ce moment aux USA, et le titre de votre dernier disque (« Global Warming ») fait référence au réchauffement de la planète. Tout à l’heure, vous avez également exprimé un certain pessimisme quant à l’avenir de l’humanité …


Je n’aime pas dire que je suis pessimiste parce que je ne pense pas être assez informé pour adopter une telle position. Mais je pense que les gens qui croient à l’amour plutôt qu’à la haine doivent se battre pour défendre leur point de vue. Il faut lutter pour ne pas être submergé par l’appât du gain, la technologie … Je ne crois pas en cette vie : je crois en la vie de l’esprit, en la vie éternelle (afterlife), mais tant que je suis sur cette terre, je pense qu’il faut mener le bon combat. Qu’il faut lutter contre la haine par l’amour. C’est, en dernière instance, la tâche qui nous incombe : quoi qu’il arrive, il faut continuer à s’entraîner, à jouer de son instrument (keep practicing) !


Références discographiques :

Miles Davis : Bag’s Groove (Riverside/Warner)

Branford Marsalis : Footsteps of our Fathers ()

David S. Ware : Freedom Suite (AUM Fidelity/Import)

Bill Evans : Everybody Digs Bill Evans (Riverside/Warner)

Lee Konitz : Round & Round (Limelight/ ?)

Claude Nougaro : Le Jazz et la Java (Philips/Universal)

René Thomas/Bobby Jaspar : Thomas-Jaspar Quintet
                                               (RCA/BMG)
Jim Hall : Dedications & Inspirations (Telarc/Socadisc)

Mel Tormé : Swings Shubert Alley (Verve/Universal)

Keith Jarrett : Tribute (ECM/Universal)

The Rolling Stones : Tatto You (Virgin/Virgin)


Et n'oubliez pas ce soir JD Allen, un des grands disciples de Rollins, au Duc des Lombards!
                         








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