Avant que ne commence la fièvre du samedi soir, savourez deux
trios de piano magnifiques
Découvrir
un pianiste dont on ignorait tout est souvent une source de réjouissance et
parfois de déception. Surtout en trio : une formation qui pullule
actuellement, et ce depuis déjà pas mal d’années.
Il
existe plusieurs « écoles » de trio avec piano, les principales étant
celle qui emboite le pas à celui de Bill Evans, l’autre regroupant les adeptes
de McCoy Tyner. Mais bien sûr d’autres figures de proue de cette triade-reine
ont depuis laissé leur marque, entre autres Herbie Hancock, Chick Corea, Keith
Jarrett et plus récemment Brad Mehldau, le regretté EST, les très controversé
Bad Plus et j’en passe… (Jason Moran, Robert Glasper, Vijay Iyer…).
Bill |
McCoy |
Et
les Français ? Me direz-vous. Bien sûr, de Martial Solal à Jean-Michel
Pilc en passant par René Urtreger, Andy Emler ou le formidable autant que
méconnu Philippe Le Baraillec, les pianistes hexagonaux ont aussi pratiqué le
trio avec brio.
Martiaaaaaal! |
Philiiiiiiipe! |
On
peut en dire autant des pianistes européens : ne citons que Joachim Kühn
(en Allemagne, bien qu’il vive à Ibiza, le veinard !), le regretté Tete
Montoliu (en Espagne), Marcin Wasilewski (en Pologne), Stefano Bollani (en
Italie), Jan Lundgren (en Suède), Bela Szakcsi Lakatos (en Hongrie), Vassilis
Tsabropoulos (en Grèce), Aydin Esen (en Turquie)… et Jean Pass (le frère cadet
de Joe Pass).
Joachiiiiiiiim! |
Aydiiiiiin! |
Stefanoooooo! |
Ma
dernière découverte (je ne sais plus comment le disque — pris au hasard dans ma
pile « à écouter 1 2 C 4 si t’as rien d’autre à br… euh à foutre je veux
dire » — est arrivé chez moi) est un dénommé Greg Burk. Après visite sur
son site, il s’avère que le disque que j’ai écouté est loin d’être son premier
et pas non plus son dernier. Ce n’est donc pas un débutant que j’acoustique, et
je n’en avais jamais entendu parler ! Que font donc mes sbires tapis dans
l’ombre aux quatre coins de la planète à repérer les talents émergeants afin de m’informer de leur existence ?
Je paye ces espions assez cher et ils ne font pas leur boulot : il va y avoir
du dégraissage dans l’air. Non mais, c’est qui l’patron après tout ?
Mais
calmons notre ire — quelque légitime qu’elle soit au demeurant — et retrouvons
la noble sérénité qui nous caractérise et qui fait l’envie et l’admiration de
tout un chacun. En fait, mais sbires ont beau être des clampins, je porte une
part de responsabilité dans cette affaire : en effet, d’après son site,
Greg Burk a joué voici quelque temps au Duc des Lombards, en plein centre de
Paname ! Ai-je mal lu le programme de ce club à l’époque ? Le nom ne
m’a-t-il rien évoqué et l’ai-je illico effacé de ma mémoire ? Je n’en sais
fichtre rien ! Toujours est-il que j’ai découvert Greg Burk pas plus tard
que tout à l’heure dans le grand salon de ma luxueuse demeure en sirotant un
Caol Ila 25 ans d’âge qu’Helmut-Heinrich, mon majordome venait de me servir (le
bougre connaît mes goûts comme sa poche et a l’oreille affutée comme l’opinel
d’un castreur de buffles sri-lankais : ne m’a-t-il pas dit, en me servant
mon whisky préféré : « Dites, chef, il est plutôt hachement bon
harmoniquement parlant ce pianiste. Vous allez parler de lui dans votre
blog ? » « Aber ja, klar, HH », lui répondis-je avant de
plonger mes lèvres dans mon verre de Caol Ila et d’immerger derechef mes
esgourdes dans le son de piano du dénommé GB !).
J’avais
écouté quelques disques de trios ces derniers jours dont un d’un musicien que
je connais peu — Bill Charlap — et qui m’avait passablement déçu. Quoi ? Ce
pianiste enregistre sur Impulse/Universal, le plus gros label de jazz in ze
fuckin’ world, il est présenté comme le caïd des pianistes actuels de style
classique et son disque — fort bien ficelé par ailleurs — sonne terriblement
insipide, surtout si on le compare aux productions des maîtres dont il se veut
le continuateur : entre autres Hank Jones et Tommy Flanagan. Ce Charlap
est indéniablement un excellent technicien de l’instrument. Il est fort bien
entouré des deux Washington (Peter (b) et Kenny (dm) —qui n’ont aucun lien de
famille. Mais les standards qu’ils revisitent ensemble manquent cruellement de
relief. Le tout sonne comme un produit policé, formaté pour un public de bobos
à qui l’on propose une version clean et light du jazz classique en trio de
piano.
Passons
donc notre chemin et retournons vers les vrais détenteurs de l’art du piano de
l’âge classique (de Teddy Wilson au dernier Hank Jones) ou tournons nous vers
un de leurs plus légitimes héritiers, le grand Kenny Barron.
Teddyyyyyyyyy! |
Haaaaaaank! |
Mais
revenons à Greg Burk. Le répertoire de son disque « The Detroit Songbook
» (paru sur le label danois Steeplechase) est entièrement composé de thèmes de
sa plume, mais la plupart d’entre eux sonnent comme des standards. Tous sont joués
en tempo medium ou lent, mais jamais l’ennui ne pointe son nez malgré la
relative uniformité rythmique des thèmes. C’est que le toucher et le phrasé de
Burk sont si variés, si subtils, si raffinés que l’oreille est en permanence
sollicitée et se régale constamment.
Burk pas beurk ;-) |
Pourtant
ce disque peut très bien être également écouté en musique de fond tant son
atmosphère est homogène. Mais c’est justement cette possibilité de lecture à
deux niveaux qui fait le prix de cet enregistrement : au même titre que le
« Kind of Blue » de Miles Davis ou que nombre de disques de Stan
Getz, par exemple, ce « Detroit Songbook » peut se faire discret aux
oreilles de l’auditeur moyen qui cherche simplement à se détendre en écoutant
une musique qui ne l’agressera pas. Mais il peut également maintenir l’auditeur
averti et attentif en éveil d’un bout à l’autre de ses XX mn et pousser cet
authentique fan de jazz à appuyer sur le bouton « replay » de son
lecteur de CDs. Comment se fait-ce ? Comment un pianiste globalement peu
connu peut-il avoir cette capacité à se fondre dans le paysage pour le commun
des mortels comme à titiller les papilles auditives de l’amateur averti?
La
clé de ce petit miracle se trouve dans les notes de pochette que Burk signe
lui-même. Il y fait l’éloge de la scène de Detroit — qu’il fréquenta plusieurs
années durant — et entre autres du public de l’ancienne Motor City qui, dit-il,
lui a beaucoup appris sur l’art de peaufiner son art. Le disque est même dédié
à ce public.
Burk
a par la suite voyagé en Europe et réside actuellement à Rome, où je vais le rencontrer courant
septembre quand je me rendrai dans la capitale italienne rendre visite à mes
grands amis Lori et Igor (Aïgor, pour les intimes et fans de Mel Brooks).
J’ai
hâte d’interviewer ce pianiste si atypique, qui a de toute évidence travaillé à
acquérir un style personnel en se détournant du clinquant ou de la
superficialité qui caractérisent une bonne partie de la production actuelle.
Greg
Burk a de ce fait trouvé quasi instantanément sa place parmi mon petit panthéon
personnel de pianistes à chérir et à promouvoir. Il siège désormais non loin de
« mes » Eddie Costa, Hank Jones, Alain Jean-Marie, Jimmy Rowles,
Onaje Allan Gumbs, Marc Copland, Bill Carrothers… De cette cohorte de
« petits maîtres » qui sont au moins aussi essentiels à la vie du
jazz que les « grands » universellement reconnus : Jamal,
Jarrett, Tatum, Evans, McCoy, Herbie, Solal …
Eddie Costa, mort à 32 ans: y'a pas d'bon dieu! |
Car ces « petits maîtres » sont comme les routes départementales ou les chemins de traverses qu’on a plaisir à emprunter quand on est las des autoroutes et des grandes nationales de la musique. Ils balisent de leur phrasé et de leur toucher le paysage jazzistique mondial et nous révèlent, au détour des chemins qu’ils empruntent, de verdoyants vallons, d’adorables collines, des criques encaissées dans un littoral sauvage…
Laisser
ses oreilles muser parmi ces paysages variés est un des grands plaisirs de
l’amateur de jazz.
Longue
vie à ceux qui, comme Greg Burk, perpétuent cet art de l’écoute hors
pistes !
L’autre
CD qui a retenu mon attention est un live
de Michel Petrucciani enregistré à Karlsruhe en 1988, mais seulement publié
voici quelques mois.
On
croit tout connaître de Petrucciani qui a durant toute sa carrière bénéficié
d’une large couverture médiatique. On croit, et on se trompe ! Ce concert
enregistré en compagnie des immenses Gary Peacock et Roy Haynes est tout
simplement une tuerie ! Petrucciani est en grande forme et fait flèche de
tout bois aussi bien sur ses propres compos que sur les standards qu’il a
toujours eu plaisir à revisiter. Ce live
miraculeux correspond à l’époque où parut sur Blue Note le CD « Michel
Plays Petrucciani » sur lequel la rythmique était assurée soit par les
mêmes Peacock et Haynes soit par Eddie Gomez et Al Foster. Le pianiste y
interprète uniquement des thèmes de sa composition que l’on retrouve en partie
au programme du concert de Karlsruhe. Mais la présence d’un public et
l’inclusion de standards au répertoire change tout. Si « Michel Plays
Petrucciani », enregistré en studio, est un bon disque, « One Night
in Karlsruhe » est un excellent CD. De ceux qu’on remettra souvent sur sa
platine et qu’on aura à cœur de faire découvrir à ses bons potes.
Le
clé de cette réussite est non seulement la virtuosité évidente des trois
protagonistes, mais surtout leur générosité, particulièrement celle du
pianiste. Petrucciani n’a jamais été avare de son temps ni de son énergie. Je
l’ai vu une fois, au festival Jazz sous les pommiers » (dans ma Normandie
natale : coco—fuckin’—rico !) donner deux concerts au lieu d’un au
cours d’une après midi pour répondre à la demande d’un public archi nombreux
qui ne pouvait pas avoir accès au seul concert prévu.
Micheeeeeeeeel! (comme tu nous manques, mec!) |
Quand
on connaît la souffrance physique que représentait le fait de jouer sur scène
pour Petrucciani du fait de sa « maladie des os de verre », on
applaudit des deux mains ce petit homme et grand pianiste qui croquait la vie à
belles dents, comme conscient du fait qu’il n’avait pas un long temps à passer
sur cette terre.
Merci,
Michel, pour ton courage et ta générosité. Et que ceux qui n’ont pas eu la
chance de te voir jouer sur scène se repaissent sans modération de ce
magnifique live à Karlsruhe (« le
repos de Charles », en teuton) qu’a exhumé un label allemand.
Max
Granvil
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