lundi 17 juin 2019

Création = piège à cons


Création = piège à cons

Depuis que le jazz est devenu une affaire d’état en France (en gros depuis 1981, qui a vu Jack Lang se pencher avec bienveillance sur la jazzosphère nationale, créer l’ONJ et distribuer largement les subventions) est apparu sur les programme des lieux de diffusion musicale — et singulièrement des festivals — le terme « création ».
                               
Création, ça en jette ! Ca fait bon effet. Ca valorise les artistes qui y participent (ils sont « créatifs », que diable !), ça valorise les programmateurs de festivals (ils encouragent et soutiennent la « créativité » : qui pourrait le leur reprocher ?) et ça valorise le public, qui a l’impression de participer à un événement ex-cep-tio-nnel, unique.
Mais si l’on creuse derrière cette façade rutilante, prestigieuse et apparemment inattaquable, on peut se poser quelques questions.
Depuis que le label « création » existe, on imagine mal les lieux de diffusion s’en passer (qui prendrait le risque de ne pas apparaître comme créatif), ce qui crée un appel d’offre auprès des musiciens qui se sentiront quasiment obligés de proposer leurs « créations » (ne pas en avoir au moins une sur son CV ? Inimaginable !).
On voit donc ici se mettre en place une sorte de cercle vicieux ou offre et demande se donnent la main sans que l’on sache très bien qui décide que telle ou telle « création » est vraiment créative (et il est vrai que cette notion n’est pas facile à définir).
En fait, c’est l’apposition de l’appellation « création » sur tel ou tel concert qui suffit à le faire passer pour tel, un peu comme les labels « vu à la télé » ou « déjà X milliers d’exemplaires vendus » sont censé octroyer une plus-value à des produits du commerce.
On peut par ailleurs se demander ce que veut dire « création » dans le domaine du jazz. Les musiciens qui perpétuent une tradition telle que le dixieland, le jazz manouche ou le hard bop n’ont évidemment pas droit à cette appellation et cela ne dévalorise en rien leur pratique musicale : aujourd’hui que Django Reinhardt, Charlie Parker ou Miles Davis sont morts, on ne saurait reprocher à des émules de ces grands du jazz de proposer au public d’aujourd’hui de prolonger le plaisir d’être confronté à leur esthétique. La floraison des « hommages à… » (Oh, Maja, noble déesse, étends sur nous ta bénédiction !) est certes de plus en plus envahissante, mais certains de ces hommages sont parfaitement sincères et de haut niveau, voire tout à fait… créatifs.
La dernière "création" de Django? Un hommage à Charlie Parker: sublime! ;-)))
La « création » labellisée comme telle est donc réservée aux musiciens qui se démarquent de la tradition. Mais on peut se demander si ces derniers ne sont pas, par définition « créatifs » sans qu’il soit nécessaire de les étiqueter?
En quoi tel de leur concert non labellisé « création » est-il moins créatif que tel autre qui bénéficie de cette appellation ? Tel musicien qui a participé avec son groupe régulier, sur la grande scène d’un festival, à une « création » est-il moins créatif quand il va faire le bœuf, plus tard dans la soirée dans un club, et se confronter à des partenaires inconnus, prolongeant ainsi la tradition de la jam session qui a toujours existé dans le jazz. Imagine-t-on, voici quelques décennies, un programmateur demander à Charlie Parker, Thelonious Monk ou John Coltrane de proposer une « création » ?
Alors, Johnny Boy, ton prochain concert c'est une création ou un hommage à? Dis, hein, dis donc voir?
               Il m’est arrivé jadis d’assister à une de ces « créations » lors d’un festival en banlieue parisienne. Je ne donnerai pas le nom du leader du groupe qui monta sur scène à cette occasion par pudeur et par bienveillance. Sachez seulement que le musicien responsable de cette « création » avait profité de la subvention liée à ce projet pour s’adjoindre des invités prestigieux tels que le saxophoniste Evan Parker. Voilà de quoi rendre l’affiche alléchante ! Sauf que le souffleur britannique (un des plus indéniablement créatifs quand il joue sous son nom, en solo ou en groupe) était scandaleusement sous-employé lors d’un concert majoritairement décevant.
Si l’on ajoute à cela que ce concert était unique et que les musiciens présents sur scène ne se retrouveraient pas par la suite pour faire évoluer leur interplay et améliorer leur prestation, quel était donc l’intérêt de cette prétendue « création » ?
Que l’on subventionne le jazz, personne ne s’y oppose. Mais il faut que cet argent investi le soit intelligemment, et pas uniquement pour proposer des affiches alléchantes qui valorisent les festivals auprès de leurs partenaires institutionnels ou privés et pour permettre aux musiciens de mettre en avant leur prétendue créativité.
Un beau projet sur le papier ne vaudra jamais un bon concert impromptu et le jazz — qui trouve par le biais des « créations » une légitimé institutionnelle qui le rapproche de la musique classique et contemporaine, ce qui est évidemment valorisant — y perd en partie son âme en perdant de sa spontanéité.
Des pays tels que la Norvège, où le soutien financier des institutions nationales et régionales au jazz est conséquent, ne recourent jamais à l’appellation « création ». Le jazz qui s’y joue en club, en salle et en festival est pourtant indéniablement créatif et les musiciens enregistrant sur des labels tels qu’ECM ou Hubro en sont les témoins.
La notion de « création » est donc une spécificité bien française. Elle manifeste une tendance qui existe de façon tenace dans notre pays : le contrôle de la production artistique par les instances officielles, le mécénat d’état.
Le jazz a-t-il intérêt à se plier à cette pratique ? La faible trace laissée dans les mémoires et sur disque par la kyrielle de « créations »  qui se sont succédé ici ou là depuis une quarantaine d’années laisse entendre que non.
La « créationnite » est donc devenue une pratique qui se perpétue sans se poser de questions, une routine bien en place qui tient dur comme fer à la place qu’elle occupe dans la jazzosphère hexagonale.
Tout le contraire de l’esprit du jazz, qui se doit de rester « the sound of surprise ».
Max Granvil 

Recherche
Un bel exemple de colloque institutionnel dans un lieu prestigieux :



RENCONTRE PROFESSIONNELLE
Salle de conférence - Philharmonie
SCÈNE JAZZ : LA CRÉATION, MOTEUR DE L'ACTION ARTISTIQUE ET CULTURELLE
EN PARTENARIAT AVEC L'AJC

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire