dimanche 23 juin 2019

une interview al dente!

Allez, va, c'est dimanche, le jour du saigneur, et ma religion m'interdit de taffer.
Par contre, comme je fouillais pas plus tard que tout à l'heure dans mes archives planquées dans un endroit secret et quasiment inaccessible au commun des mortels (comme il ce doigt), j'ai déniche une interview parue voici quatre ans dans Jazz Magazine (que, je vous le rappelle, j'ai quitté après une trentaine d'années de longs et boyaux services) et rien ne m'empêche — ma, cazzo, ci mancherebbe meno —de lui faire refaire un tour de piste sur Blog 2 Garenne.
Alors voilà: régalez-vous, comme je l'ai fait moi même, en compagnie de deux cadors du jazz transalpin: il maestrone Enrico Rava et le grand Stefano di Battista.
Buon apetito, amici!

De gauche à droite : Stefano, Enrico, votre serviteur MG
  
Nés à presque trente ans d’écart, Enrico Rava et Stefano Di Battista sont tous deux des figures majeures du jazz transalpin dont la réputation dépasse largement les frontières de la Botte. Réunis au sein du quintette du trompettiste lors de la quarante deuxième édition du festival Umbria Jazz, en juillet dernier (2015), il était difficile à notre envoyé spécial en Italie de résister à la tentation de prolonger le concert en les invitant à passer à table dans le restaurant de l’Hôtel Brufani Palace où Umbria Jazz loge ses vedettes : vue sur les collines d’Ombrie, menu raffiné et conversation à bâtons rompus à la clé, dans un salon réservé aux trois convives…

Puisque vous appartenez à deux générations différentes — bien que le fait de jouer ensemble soit pour vous une évidence — pourriez-vous nous dresser à tour de rôle un rapide état du jazz italien tel que vous l’avez trouvé à vos débuts ?

Rava : En ce qui me concerne, dans les années 60, la scène jazz italienne était vraiment pauvre. Il existait de très bons musiciens comme le ténor Giovanni Basso ou le trompettiste Oscar Valdambrini, qui jouait dans l’orchestre de la radio nationale, la RAI, mais au total il y avait peu de musiciens et peu d’endroits pour jouer. De plus, vu la tradition faiblement centralisée de l’Italie, ces musiciens et ces lieux étaient répartis sur Rome, Milan, Turin, et ils étaient donc très peu nombreux dans chaque ville. J’habitais à Turin et dans le groupe où je jouais la révélation de ce qu’est vraiment le jazz est venue du bassiste Giovanni Tommaso. Il était tout jeune mais il avait travaillé sur les paquebots qui reliaient Porto Rico à New York et il avait accès à tous ces disques modernes qui n’arrivaient en Italie qu’un an plus tard. Alors il nous a initiés et on a eu l’impression de troquer une Fiat 500 pour une Ferrari.

Qu’en était-il du public ?

Rava : Il appréciait surtout la musique dixieland parce qu’il pouvait danser dessus. A part ça, dans les grandes villes il y avait un ou deux concerts importants par an : Louis Armstrong, Duke Ellington… Un jour, alors que j’avais environ 17 ans, il y a eu un concert fantastique à Turin : Miles Davis (avec sa rythmique « française » : René Urtreger, Pierre Michelot et Kenny Clarke), Lester Young et le Modern Jazz Quartet. Ce concert m’a foudroyé et le lendemain j’ai couru m’acheter une trompette.

La pratique de faire jouer une rythmique locale avec des solistes américains n’était pas encore instituée ?

Rava : C’est venu plus tard. Entre-temps étaient apparus des musiciens d’un niveau remarquable comme le pianiste Franco D’Andrea. Quand Johnny Griffin venait en Italie il demandait systématiquement à jouer avec lui. Mais ce n’était pas comme en France, où les Américains pouvaient rester des mois voire des années parce qu’il y avait Paris : un centre artistique important comme il n’en existait pas chez nous… et c’est toujours le cas.

Di Battista : C’est vrai : comparé à Paris, sur le plan de la vie artistique, Rome fait un peu pitié.

Alors comment est advenu le développement du jazz en Italie ?

Rava : Dans les années 70 les grands concerts de rock ont commencé à apparaître, mais chaque fois ils se terminaient en émeutes pour des raisons politiques. La police intervenait et il y avait des blessés. Alors ces concerts ont été interdits pendant quelques années et Umbria Jazz est devenu le point de ralliement de la jeunesse en manque de musique vivante. Le journal du parti communiste, l’Unità, organisait aussi des concerts de jazz. Je vivais à New York à cette époque mais il m’est arrivé de revenir pour jouer devant des dizaines de milliers de personnes. C’est à cette période qu’il a commencé à être possible de gagner sa vie en étant musicien de jazz. C’est aussi le moment où est apparu Massimo Urbani *, qui était encore adolescent mais qui était déjà un phénomène unique. Progressivement ce mouvement a fait tache d’huile, des écoles se sont créées et on a vu apparaître la génération de Stefano.

Vous n’avez pas parlé des labels : il en existait pas mal pourtant…

Rava : Pas qui soient viables commercialement. La plupart étaient tenus par des passionnés ou des fous qui n’avaient pas le sens du marketing. Pour moi ç’a été une chance énorme d’enregistrer pour ECM assez tôt dans ma carrière et d’avoir une distribution mondiale. De même pour Stefano avec Blue Note France. Mais la plupart des musiciens italiens qui enregistrent sur de petits labels en sont réduits à vendre leurs disques — qui sont parfois excellents — à leurs cousins ou à leurs grand-mères.

Di Battista : de toute façon j’ai l’impression que l’objet disque est en train de changer. Il n’a plus cette valeur sociale qu’il avait autrefois et je ne comprends pas vraiment pourquoi la passion qui existait quand on demandait conseil à un disquaire a disparu.

Rava : Oui, nous traversons une période difficile où les relations humaines deviennent plus rares. Aujourd’hui on commande un disque sur internet et, s’il y a un employé au péage de l’autoroute, il n’est plus capable de vous conseiller un bon restaurant dans les environs.

Mais si on parlait du parcours de Stefano ?

Di Battista : Pour moi les choses ont commencé au mieux puisque je suis né dans une famille de restaurateurs dans les Abruzzes, non loin de Rome. Mes parents étaient des gens simples et de grands travailleurs. Pour ce qui est de la musique c’est plutôt elle qui est venue à moi que moi à elle, par le biais de la banda, l’orchestre du village. J’y suis entré à 12 ans  et on m’y a imposé le saxophone alors que je voulais jouer de la trompette. A 16 ans j’ai découvert Cannonball Adderley et Art Pepper grâce au disque qui accompagnait la revue Musica Jazz et ça m’a rendu fou. Je suis entré au conservatoire classique tout en travaillant le jazz et en jouant avec des gens tels qu’Antonio Farao. C’est lui qui un jour m’a invité au festival de Calvi et là j’ai rencontré tout le monde. En tant que fils de restaurateurs j’avais tendance à donner spontanément des coups de main pour le service et ça m’a rendu sympathique auprès d’un tas de musiciens, ce qui fait qu’on m’appelait un peu partout pour jouer. Comme j’étais curieux je posais plein de questions, et j’apprenais sur le tas. Du fait de mes origines dans le milieu artisanal, ma vie a toujours été assez simple, et elle l’est encore aujourd’hui. D’ailleurs chaque fois que j’ai joué à Rome ou dans les environs, avec Elvin Jones ou McCoy Tyner, je les ai emmenés manger la cuisine de mon père dans son restaurant, dont je suis très fier, particulièrement de sa recette des bucatini a l’amatriciana.

Rava : Un des meilleurs plats que je connaisse… Ce qui est fantastique avec Stefano c’est qu’en dehors de sa fluidité et du son unique qu’il a au soprano, il possède un « chant », un sens mélodique qui n’a rien à voir avec tous ces saxophonistes qui jouent des patterns, des plans. C’est un cas !

Di Battista : Je remercie Enrico pour ce compliment, mais je pense que ma façon de jouer est liée à mes origines « artisanales », à un amour du travail bien fait. Tout ce qui fascine les jeunes musiciens d’aujourd’hui : internet, la rapidité, la puissance, la technique monstrueuse acquise dans les écoles de jazz… tout ça me laisse assez froid et j’ai du mal à comprendre comment on peut s’y intéresser autant. Quand j’écoute de jeunes musiciens qui sont bien plus précis que moi dans leur jeu ça ne réussit pas à me convaincre. J’essaie de comprendre cette époque que nous traversons sur le plan musical, et je reste assez dubitatif.

Rava : Pour ma part j’ai beaucoup d’admiration pour toutes les personnes qui font très bien une chose, quelle qu’elle soit : les mécaniciens, les sportifs, les acteurs porno… Ca n’a rien à voir avec la beauté — qui implique un équilibre intérieur qui entre en résonance avec le nôtre et qui correspond aussi à l’équilibre cosmique entre les planètes. Et cette beauté n’a elle-même rien à voir avec la technique. Quand on joue, on peut ressentir parfois ces moments d’épiphanie, d’équilibre cosmique. Tout à l’heure, Max, tu parlais de Jerry Bergonzi et de George Garzone — qui jouent souvent en Italie — par opposition à Stefano. Ils ont tous deux ce goût de la perfection, cette capacité de faire bien les choses que j’admire d’une certaine façon, mais leur musique m’ennuie à mourir. Personnellement j’ai toujours eu beaucoup de facilités en ce qui concerne la musique, c’est pour ça que j’ai de l’admiration pour ceux qui ont beaucoup travaillé. Parmi les musiciens de la nouvelle génération, il y a des techniciens phénoménaux comme le trompettiste Peter Evans, qui jouent sans problème sur des mesures impaires à des tempos d’enfer, mais je pense que leur musique s’éloigne de plus en plus des gens. Pour moi deux notes de Chet Baker ou une de Miles Davis valent plus que toute l’œuvre de ces musiciens, Wynton Marsalis inclus. Je suis stupéfait, par contre, que dans ce contexte Mark Turner — qui a joué avec moi — ait réussi à associer une technique énorme et un grand sens mélodique, un chant magnifique. En Italie j’entends aussi des musiciens d’excellent niveau, mais très peu qui ont un véritable projet personnel.

Et vous Stefano ?

Di Battista : Je vais faire un parallèle avec ce que j’ai ressenti quand Massimo Urbani jouait avec Enrico dans les années 70. Il n’avait pas encore vingt ans et il possédait quelque chose qu’il me semble difficile de trouver aujourd’hui : la générosité. Il en débordait ! Par ailleurs il souffrait de faiblesses qui l’ont fait sombrer dans la drogue, il avait aussi beaucoup de lacunes sur le plan des connaissances musicales, mais quand on l’entendait on avait envie de le suivre. Jouer lentement ne lui posait pas plus de problèmes que jouer vite : il était libre, il “chantait”, comme Nina Simone. Aujourd’hui, tout le monde possède un tas de connaissances, mais la générosité ne se trouve pas sur internet ni dans les écoles de jazz. C’est quelque chose que l’on possède en soi : une prédisposition à aimer son prochain. Elvin Jones m’a fait comprendre cela quand j’ai passé un an dans son groupe : il existe une forme de beauté à l’intérieur de la musique qui n’a rien à voir avec le tempo, ni avec la technique, mais qui sort d’elle-même si on a de la générosité en soi. C’est à ce niveau que je suis un peu confus par rapport à l’époque actuelle. Il me semble qu’il faudrait moins de “réalité virtuelle” et davantage de “réalité véritable”. Parce que sinon on perd quelque chose d’important. On n’a plus envie de voir et d’entendre tout le temps jouer des “vainqueurs” mais plutôt des êtres humains qui tombent puis qui se relèvent, comme le dit l’écrivain Erri de Luca. Mais pour s’éloigner des concerts glamour et aller vers des concerts véritables il faut se confronter à la réalité. Les musiciens que j’ai admirés dans les années 70, tels que le bassiste Giovanni Tommaso, ont bâti leur carrière au fil des années. Aujourd’hui on voit des tas de jeunes musiciens qui voudraient devenir célèbres en 25 secondes. Où est le rapport à la réalité ?

* Massimo Urbani (1957-1993) : en vingt ans de carrière ce saxophoniste alto devenu légendaire illumina de ses fulgurances la scène jazz italienne. Génie autodidacte et clochard céleste, il croisa la route de toutes les figures majeures du jazz transalpin — sans compter Chet Baker, Art Farmer ou Steve Grossman — avant qu’une overdose fatale ne le fauche à 36 ans. Une vingtaine de disques témoignent de cette trajectoire mythique.


Enrico Rava, Stefano Di Battista  et Max Granvil ont dîné au restaurant de l’Hotel Brufani Palace à Pérouse, en Ombrie. Au menu : jambon cru et melon, filet de bœuf “Chianina” et salade mixte, vin Col di Sasso de la maison Banfi, tranche aux trois chocolats et à la crème anglaise vanillée.


PS : Cette interview a été interrompue par un sms annonçant à Enrico Rava le décès de John Taylor. Que ce moment d’échange soit dédié à la musicalité de ce pianiste impeccable.




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