samedi 22 juin 2019

Jazz, vos cales ;-)


Le jazz vocal connait depuis quelques lustres un succès qui ne se dément pas et l’on voit fleurir partout de jeunes vocalistes dont les ventes de disques et la fréquence des concerts ont de quoi faire pâlir d’envie leurs confrères et consoeurs instrumentistes.
Tout le jazz vocal est-il touché par cet engouement? Non, en fait, c’est surtout celui qui se décline au féminin/jeune qui est touché par ce phénomène. Les hommes, eux, en sont réduits à la portion congrue et, sur la scène internationale, on ne voit guère émerger que Kurt Elling — qui a réussi à sortir brillamment du créneau « Mark Murphy du pauvre » dans lequel il se complaisait à ses débuts — et le très surévalué Gregory Porter, dont je n’arrive toujours pas à comprendre (si l’on omet son look casquetté qui assure en partie sa promo) en quoi il est plus intéressant que son ainé Kevin Mahogany, lequel était scandaleusement méconnu jusqu’à ce qu’il quitte ce bas monde voici deux ans, et à la mémoire duquel je dédie cet article.
En France nous avons certes David Linx (il est Belge, sais-tü une fois ? — oui je C) qui a acquis à juste titre une dimension européenne. Mais pour le reste, qui connaît Thierry Péala, Loïs Le Van (en poupe, car celui-ci semble promis à un bel avenir), Kevin Norwood ou Manu Domergue (qui joue aussi du mellophonium — décidément ce gars fait tout pour se rendre rare) et son excellent groupe Raven ? 
David














Loïs
Dans le reste de l’Europe on a bien Ian Shaw en Angleterre, Gabor Winand en Hongrie, Gzegorz Karnas en Pologne, Andreas Schaerer en Suisse, Michael Schiefel en Allemagne… mais ces excellents vocalistes peinent à sortir des frontières de leurs patries respectives et seul un Jamie Cullum — qui a su se créer une image de feu-follet du jazz bon enfant — écume le Vieux Continent sans relâche quand il n’assure pas son populaire show radiophonique sur la BBC dans son île natale.

Ian


















Grzegorz
Andreas
Côté féminin — on y arrive — c’est la pléthore : Diana Krall, Madeleine Peyroux, Norah Jones, Melodie Gardot (ces trois dernières débordant largement des limites du jazz-jazz pour flirter avec la pop, ce qui est d’ailleurs bien leur droit) Jane Monheit, Gretchen Parlato — qui ne fait plus guère parler d’elle, me semble-t-il — et Stacey Kent, dont le succès reste pour moi un mystère tant cette chanteuse manque à mes oreilles de personnalité. Mais au cours d’une interview voici quelques années elle m’avait confié que des spectatrices de ses concerts venaient lui dire, à l’issue de ses prestations, qu’elle leur avait ensoleillé une journée par ailleurs tristounette voire carrément pénible.
C’est peut-être là la clé de la renommée de cette Américaine installée en Grande Bretagne : sa voix sans grand relief et ses shows aseptisés servent en fait de médicament anti-stress et anti-déprime à un auditoire dont la culture jazz est proche de zéro.
En fait les concerts et les disques de Stacey Kent devraient être remboursés par la sécu !
Diana















Norah
Stacey

















Au passage on remarquera que les plus médiatisées parmi ces chanteuses relativement jeunes sont toutes Blanches. Est-ce un hasard? Le règne d'une Dee Dee Bridgewater — qui il est vrai vécut longtemps en France — est-il bel et bien terminé?
Toujours est-il que ni Nnenna Freelon ni Rachelle Ferrell, par exemple, n'ont les honneurs du Top 50.
A l’autre bout du spectre, une star à la réputation bien établie (et ce de façon parfaitement justifiée) telle que Dianne Reeves et une nouvelle venue qui monte en flèche (non sans raison vu son extraordinaire talent) comme Cécile McLorin-Salvant occupent à juste titre le haut du panier. Elles sont toutes deux, à une génération d’écart, les héritières de la grande tradition des Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Carmen McRae ou Betty Carter, qu’elles prolongent de façon à la fois respectueuse et inventive et on ne peut que leur souhaiter une longue carrière.
Dans un style moins lié à la tradition, n’oublions pas Cassandra Wilson dont le timbre et le phrasé sont si particuliers, ainsi qu’une grande styliste méconnue en France (où on l’a surtout vue et entendue au sein des groupes de Steve Coleman) : la remarquable Jen Shyu.
A part également, du fait de la diversité de son répertoire et parce qu'elle est la seule Asiatique du lot, se trouve la grande Youn Sun Nah dont la France est un peu la seconde patrie.
J’ai volontairement mis à part Patricia Barber : cette pianiste-chanteuse atypique  n’hésite pas à bousculer son public en enchaînant des enregistrements parfois déroutants, mais elle fait indéniablement partie des grandes.
Miss Dianne















Céciiiiiile!

Cassandraaaaa!

















Jeeeen!


















Yououououn!

Patriciaaaaa!















En France, que nous propose-t-on dans le créneau des female vocalists ? Le meilleur et le moins bon, dirais-je (en termes de qualité artistique et non de succès populaire ou médiatique). Si des Clotilde Rullaud, Marjolaine Reymond, Laïka Fatien, Elisabeth Kontomanou, Chloé Cailleton ou la toute nouvelle toute belle Camille Bertault sont indéniablement — chacune dans son genre — de remarquables stylistes, on peut émettre quelques réserves à l’égard de Mina Agossi,  Lou Tavano ou Cyrille Aimée qui ne m’ont pas encore convaincu de mériter leur rapide succès. Elles sont jeunes et ont certes encore le temps d’évoluer, mais pour l’instant elles me semblent faire partie de ces chanteuses qui donnent à un public plus ou moins inculte une image du jazz susceptible de séduire le plus grand nombre.
Clotilde












Laïka

Camille














La voix est effectivement un instrument que l’artiste partage avec l’ensemble de son public et qui permet de ratisser large. Mais le chant jazz — au moins depuis que le jazz n’est plus la musique à danser qu’il était dans les années 30 à 50, époque où un big band se devait de comprendre en son sein une chanteuse — s’est toujours situé en marge du goût de la masse. C’est ce qui faisait autrefois la différence entre deux vocalistes aussi talentueux que Frank Sinatra et Mel Tormé.
Le premier a progressivement cherché de plus en plus à séduire le grand public alors que le second a cultivé son art loin des médias dominants tout en recueillant un succès (réel et d’estime) qui fait de lui un des incontournables des années 40 à  90.
Old blue eyes























The velvet fog
Le jazz vocal est donc aujourd’hui, dans le domaine du disque comme dans les grands festivals, le fer de lance d’une musique qui — pour le reste — ne dépasse guère les 2% de part de marché, loin derrière la pop, la chanson française, le rock…
Malheureusement — comme je l’ai dit plus haut — les grands noms les plus connus du public (car abondamment diffusés sur les radios jazz et présents lors des festivals les plus populaires) ne sont en général pas les représentant(e)s les plus intéressant(e)s de l’art du chant jazz.
Ce dernier a toujours été basé sur une diversité stylistique qu’on ne retrouve que chez quelques unes des musiciennes que j’ai citées (Dianne Reeves, Cassandra Wilson, Patricia Barber… à l’international, Clotilde Rullaud, Marjolaine Reymond, Laïka Fatien, Elisabeth Kontomanou… dans l’Hexagone).
Qu’y avait-il de commun, autrefois, entre Billie Holiday et Dinah Washington ? Entre Carmen McRae et Anita O’Day, Peggy Lee et Jeanne Lee,  Sarah Vaughan et Julie London? Rien, si ce n’est le fait d’avoir leur propre style. De se différencier des autres au même titre qu’un Lester Young se distinguait d’un Coleman Hawkins, un Sonny Rollins d’un John Coltrane, un Miles Davis d’un Clifford Brown…
Avoir une forte personnalité était alors un must, le gage d’une valeur qui se jugeait à cette aune.
The Hawk






















The Prez
Aujourd’hui avoir une forte personnalité — même dans le domaine de l’art — n’est plus nécessairement un avantage. Le formatage qu’opère la société capitaliste moderne par le biais du marché et de la technologie touche toutes les « marchandises » et le jazz vocal en est devenu une, comme la chanson française où l’on ne retrouve plus des personnalités aussi marquées que les Piaf, Barbara, Brassens Brel ou Ferré de jadis.
La môme Piaf






















Le grand Jacques

La longue dame brune














Faut-il s’en lamenter et regretter le bon vieux temps ? En jazz, non : la possibilité qu’offre cette musique aux jeunes talents de se former à l’écoute des anciens — au moins autant que dans les écoles de jazz qui pullulent — permet que se perpétue la recherche d’une personnalité propre, surtout dans le domaine de la voix. Chacun possédant naturellement son propre timbre, une chanteuse — et encore davantage un chanteur, qui sait à l’avance que la quête du succès populaire est vaine — a tout le loisir de peaufiner son style, éventuellement en acquérant des techniques vocales issues des musiques ethniques, classique, baroque ou contemporaine.
Youn Sun Nah a fréquemment raconté, en interviews, les doutes qu’elle a pu avoir sur sa « légitimité » de chanteuse de jazz avant de forger son propre style. Cécile Mc Lorin-Salvant a étudié le chant baroque tout en acquérant parallèlement une culture jazz. Marjolaine Reymond pratique la musique contemporaine… En fait ce qui distingue un(e) véritable vocaliste de jazz de tous les autres chanteurs/chanteuses c’est qu’en général il/elle est avant tout un(e) musicien(ne), conscient des harmonies sur lesquelles il/elle place sa voix, calé dans le domaine du placement rythmique, capable de « rivaliser » avec les instrumentistes qui l’accompagnent en matière de timbre ou d’improvisation mélodique.
Marjolaine
Les chanteurs/chanteuses de pop et surtout de chanson française d’aujourd’hui sont nettement moins éduqués musicalement que les vocalistes de jazz et, tant que ces derniers auront à cœur de cultiver leur art et non de chercher à émuler le succès médiatique et public des premiers, on pourra espérer voir naître de nouveaux talents jazz authentiques comme l’ont montré ces dernières années l’apparition de Cecile McLorin-salvant, Loïs Le Van ou Camille Bertault.
Max Granvil

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