lundi 24 juin 2019

Getz smokes in your eyes…

Ce titre est bien sûr une parodie de celui du célèbre standard « Smoke Gets in Your Eyes » (que Getz  n’a  jamais joué, à ma connaissance).
Stan Getz, surnommé « the Sound », n’a pas changé la face du jazz comme Coltrane ni été un touche-à-tout de génie comme Rollins mais il reste indéniablement un des plus grands stylistes du saxophone ténor de l’après-guerre.
Que diriez-vous d’un petit tour d’horizon de son parcours ? Un parcours qui couvre près de cinq décennies et qui ne se résume en aucun cas à la bossa nova qui l’a fait connaître du grand public — une image, d’ailleurs, dont il essaya rapidement de se débarrasser. Cette petite balade dans l'oeuvre de Getz n’apprendra rien aux getzophiles impénitents mais rafraichira la mémoire des autres et servira de viatique aux néophytes sur les chemins de la getzologie.
Allons-y :
Getz sort du lot de la cohorte de jeunes saxophonistes blancs qui s’engouffrèrent dans le sillage de leur idole Lester Young dès le milieu des années 40. Il fait alors partie de la section  de saxophones atypique (3 ténors et un baryton) du second herd du clarinettiste, altiste et chef d’orchestre Woody Herman et grave en 1948, sur « Four Brothers » (un morceau up tempo) et « Early Autumn » (une ballade), deux solos mémorables — particulièrement le second (à 2’07’’ du début du morceau), qui entrera dans l’histoire.
Il me semble indispensable d’aller écouter ces deux titres pour bien comprendre ce qui distingue dès cette époque ce saxophoniste de 21 ans de ses confrères.
De gauche adroite: Serge Chaloff, Herbie Stewart, the Sound, Al Cohn
 Getz a alors déjà enregistré avec des vétérans comme Jack Teagarden (à 16 ans !) et Benny Goodman ainsi qu’au sein du big band de Stan Kenton. Il a aussi gravé quelques titres sous son nom en quartet ou en quintet, mais c’est son passage chez Woody Herman qui marquera le plus les esprits (et les oreilles qui le flanquent des deux côtés).
A l’époque le jazz cool et West Coast — auquel Getz n’a jamais vraiment appartenu —n’est pas encore clairement défini et l’on entend fréquemment Getz en petite formations entouré de boppers bon teint comme le pianiste Al Haig. En 1950 il fait même partie d’un sextet de Miles Davis — où il est le seul musicien blanc — enregistré live au Birdland de New York par une radio locale. 
Getz laisse ses mains sur son anche. Miles mâte et bée.
En 1951 on le retrouve pour un bref séjour en Suède — où l’influence du jazz cool a été très forte à cette période — et Getz fréquentera abondamment les pays scandinaves par la suite. Entouré des meilleurs musiciens du cru (Bengt Alberg au piano, Lars Gullin au sax baryton…) le ténor américain évolue comme un sacré poisson dans l’eau de la Baltique.
 
En 1952, Getz dirige pour la première fois un quintet assez stable au sein duquel l’épaulent entre autres le pianiste Duke Jordan et le guitariste Jimmy Raney. Il faut absolument écouter (en boucle, de préférence) le magnifique album « Stan Getz Plays » que grave alors ce quintet où l’interplay et le contrepoint entre les instruments sont tout simplement magiques sur des ballades comme sur les tempos enlevés.  
En 1953 le trombone à pistons de Bob Brookmeyer vient prendre la place de la guitare et l’alliage de ce timbre moelleux et de celui du ténor est parfaitement réjouissant.

Entre deux séances de ce quintet, Getz croise le fer avec Chet Baker au sein d’un quartet sans piano qui joue dans le style de la formation dont le trompettiste faisait partie aux côtés de Gerry Mulligan. Autant dire que les deux souffleurs s'entendent comme larrons en foire.
 
Mais ce tropisme cool n’empêche pas Getz de se confronter la même année à une star du bop comme Dizzy Gillespie.
 
Getz est un curieux et l’une de ses rencontres — malheureusement inédite en CD mais qu’on trouve sur YouTube est celle qui l’amena à jouer avec John Coltrane, lequel avait une grande admiration pour son confrère. La rencontre eut lieu en Allemagne en 1960 et il est passionnant d’entendre la différence entre le jeu fluide et mélodique de Getz et le phrasé plus abrupt et véloce d’un Coltrane alors en pleine ascension. Getz — le cadet de Coltrane de quelques mois — est à nouveau le seul Blanc du quintet, ce qui ne lui a jamais posé problème, et il s’attaque entre autres, en cette compagnie, à deux thèmes de Thelonious Monk qui ne faisaient pas partie de son répertoire. La prise de risque n’a jamais fait peur au Sound !
 
Revenons dans les années 50 où Getz se produit et enregistre fréquemment à Los Angeles — notamment avec Lionel Hampton — et de nouveau Benny Goodman et Dizzy Gillespie. Mais ce sont sans doute les quintets que Getz co-dirige avec J.J. Johnson qui le montrent sous son meilleur jour, faisant équipe avec le virtuose du trombone qui influença tous ses successeurs à coulisse.
 
Entre-temps le ténor profitera d’un passage en France pour s’offrir la collaboration de « notre » Martial Solal : une belle réussite en compagnie d’un autre virtuose, du piano cette fois.
 
En 1961, alors que monte en puissance un free jazz auquel Getz restera toujours indifférent, le ténor enregistre — avec un orchestre étoffé comprenant essentiellement des cordes arrangées par la plume d’Eddie Sauter — un disque qui figure parmi ses chefs d’œuvre : « Focus », sur lequel Getz est le seul à improviser sur la partition luxuriante de Sauter. Cette œuvre unique dans la carrière du ténor montre l’inventivité d’un saxophoniste qui sut se couler magnifiquement dans l’écrin qu’on lui avait fourni.
 
C’est en 1962 que commence la période « brésilienne » de Getz (en fait The Sound n’a jamais mis les pieds au Brésil) et elle débute avec un guitariste qui l’initie à la musique carioca : Charlie Byrd. Leur disque « Jazz Samba » connut un succès appréciable et fut suivi par un autre en big band sur le même type de répertoire. 
 
Mais ce sont les albums  suivants, enregistrés avec de vrais Brésiliens — et pas n’importe lesquels : le guitariste Luis Bonfa, puis le tandem Joao Gilberto (g)/Antonio Carlos Jobim (p), tous deux compositeurs par ailleurs, enfin le guitariste Laurindo Almeida — qui assureront à Getz un énorme succès et quelques Grammy awards. 
 
On a souvent tendance à réduire Getz à sa période brésilienne — qui en fait dura à peine deux ans. Cette assimilation d’un artiste à un mouvement qu’il prit en marche et contribua à populariser est parfaitement abusive. Certes la sonorité fluide et moelleuse de Getz fait merveille dans le contexte bossa/samba, mais l’examen du reste de sa discographie montre bien qu’à quelques exceptions près il ne revint jamais sur ces succès et ne reprit qu’occasionnellement des éléments du répertoire carioca. Toujours est-il que Getz profita de cette idylle tropicale pour pécho la belle chanteuse Astrud Gilberto, la meuf de son guitariste Joao. Une période qui ne lui fut donc pas profitable que sur le plan économique et musical…

Une des reprises de bossa que Getz fit par la suite est le thème « O Grande Amor » joué live à Paris avec son nouveau quartet composé de Gary Burton (vib), Steve Swallow (qui n’est pas encore passé à la basse électrique) et le grand Roy Haynes (dm). 
 
Getz a en effet commencé en 1964 une collaboration avec le jeune vibraphoniste qui donnera à la sonorité de son groupe une saveur inédite. L’intégralité de l’album « In Paris » (réédité dans la série économique « Jazz in Paris » chez Universal) est à prendre sans mégoter et un autre titre mérite tout particulièrement notre attention de franchouillards à béret, baguette, camembert et kil de jaja : « When the World Was Young », sur lequel Getz déploie  un lyrisme bouleversant. Il s’agit en effet à l’origine d’une chanson française figurant au répertoire d’Edith Piaf, « Le Chevalier de Paris ». Ce n’est certes pas son titre le plus fameux et pour cause : les paroles en sont assez ineptes. Repris outre-Atlantique sous un nouveau nom et paré de lyrics de l’excellent Johnny Mercer (je vous conseille vivement la version chantée par Peggy Lee sur son album « Black Coffee » — qui débute d’ailleurs par une trompette citant La Marseillaise, histoire de rappeler les origines du morceau) l’ex « Chevalier de Paris » devient l’émouvante histoire d’une demie mondaine qui regrette l’innocence de sa jeunesse. Un pur chef d’œuvre qui deviendra un standard repris par nombre de vocalistes étatsuniens mais peu d’instrumentistes à part Getz. 
Il y aurait au passage des questions à se poser sur la capacité des Américains à métamorphoser des chansons françaises pour en donner des versions jazz : « La Mer » de Trenet et « Les Feuilles Mortes » (« Autumn Leaves » en UK/US) de Prévert et Kosma en sont les meilleurs exemples. En France, les jazzmen — à quelques exceptions près — ont longtemps méprisé la chanson française. Si Eddy Louiss reprit et métamorphosa « Colchiques dans les prés », c’est sans doute Jacky Terrasson sur son disque « A Paris » qui alla le plus loin, revisitant magistralement « La Marseillaise » (traitée en valse lente !), « L’aigle noir » de Barbara sublimé par son piano poétique et par le soprano lyrique de Stefano di Battista, ou le traditionnel « Plaisirs d’amour ».
 
Mais revenons au dénommé Stanley Gayetzki aka Stan Getz, natif de Philadelphie, la ville de l’amour fraternel.
A partir de 1964 et de sa rencontre avec Gary Burton, Getz aura fréquemment à cœur d’adouber de jeunes musiciens qui l’aideront à conserver une éternelle jeunesse dans le son et le phrasé. Car une des caractéristiques du Sound est qu’il ne semble jamais vieillir, conservant dans son jeu une fraîcheur dont il ne se départit pas. Un automne précoce (early autumn), en quelque sorte, qui semble ne jamais devoir finir et qui fait apparaître l’hiver de la vie comme une lointaine perspective parfaitement évitable.
J’ai vu et entendu pour la première fois Getz à Jazz à Vienne en 1991, quelques mois avant sa mort. Bien que sans doute affaibli par la maladie — mais rien n’y paraissait — il me ravit du début à la fin de son concert. Fraicheur (coooool, Baby !), fougue, plaisir de jouer, inventivité mélodique… le Getz de toujours, cher à mon cœur et dont les disques font plier mes étagères était devant moi en chair et en os et je me retrouvais gamin émerveillé, en culotte courte et suçant quasiment mon pouce de plaisir. 
Le Théâtre antique (et sans toc) de Vienne, France.
Stan the Man envoutait le Théâtre antique de sa musique sans toc. Merci, Maestro, et RIP là où tu es allé rejoindre Lester the Prez, ton idole, et tous tes compagnons de route décédés avant toi, qui constituent un véritable who’s who de cette musique de jazz dont tu resteras à jamais un des plus beaux fleurons.
Mon seul regret est que Stan Getz ne souhaita pas m’accorder l’interview que je lui demandais en coulisses après ce concert mémorable. Il était là, tenant tendrement sa compagne par le bras, et je m’en serais voulu d’insister. Qu’aurais-je d’ailleurs pu lui faire dire dont il n’avait pas déjà abondamment parlé dans des ITV précédentes ?
Je remis donc vite au placard mon petit égo de jeune journaliste désireux d’ajouter une de ses idoles — et une star — à la liste de ses interviews et pris congé de Mister Getz  en lui souhaitant « all the best ».

Revenons donc à Getz et les jeunes. C’est avec ces derniers qu’il réalisa à partir de 1964 ses enregistrements les plus marquants. Sa rencontre avec Bill Evans, son contemporain, est par contre assez décevante et ne répond pas vraiment à l’attente que peut susciter l’association de ces deux stars.
Quand le ténor (à 40 ans) embauche un Chick Corea (de 14 ans son cadet) la rencontre est autrement satisfaisante et les beaux albums « Sweet Rain » puis « Captain Marvel » sont là pour en témoigner. 
 























Suivra une collaboration avec l’excellent Stanley Cowell (p), qui a le même âge que Corea. Getz a toujours su bien choisir ses pianistes, ce qui s’explique par sa profonde connaissance de l’harmonie et son aisance magistrale sur les grilles d’accords. La liste de ceux qui lui ont fourni un soutien harmonique et rythmique est longue et prestigieuse : de Hank Jones dans les années 40 à Kenny Barron à la fin de sa carrière, en passant par le méconnu Albert Dailey, Andy Laverne, Jim McNeely ou la seulefemme du lot Joanne Brackeen
Stanley























Joanne














Mais en 1971 c’est d’un trio européen que Getz tombe amoureux à Paris (la ville idéale pour tomber amoureux me glissent à l’oreille mon majordome et mon chauffeur qui sont d’indécrottables chauvins) en la personne d’Eddy Louiss (org), Bernard Lubat (dm) — cocorico ! — et René Thomas, un guitariste belge dont on ne dira jamais assez de bien.
Getz emmène ses jeunes compagnons en tournée et enregistre avec eux le magnifique « Dynasty » : c’est la première fois qu’il embauche un organiste et la combinaison de sa sonorité de ténor et de celle du Hammond de Louiss est un régal
 
Encore en Europe et en 71, Getz est le principal soliste du big band codirigé par le grand batteur américain expatrié Kenny Clarke et le pianiste-arrangeur belge Francy Boland. Cette excellente phalange regorge d’instrumentistes européens et américains installés sur le vieux continent ce qui fait d’elle à l’époque sans doute le meilleur big band de ce côté-ci de l’Atlantique et Getz s’ébat en son sein comme un foutu poisson dans le putain d’océan.
 
Toujours en Europe — et même en France — c’est avec l’orchestre de  « notre » Michel  Legrand que Stan the Man s’acoquinera la même année. Une belle rencontre là aussi.
En 1975 c’est avec un pianiste vétéran au savoir harmonique incomparable et au toucher d’une grande subtilité que Getz s’associe en la personne de Jimmy Rowles. L’album « The Peacocks » (du titre de la plus célèbre composition de Rowles) est un enchantement et indéniablement un des sommets de la carrière de notre ténor comme de celle du pianiste.
En 1983 ont lieu des retrouvailles fort décevantes entre Stan Getz et Chet Baker lors d’une tournée scandinave. Getz méprise le trompettiste qui contrairement à lui ne s’est pas débarrassé de son addiction à l’héroïne. La  musique se ressent de cette mésentente et, significativement, les photos figurant sur la pochette du disque montrent presque toujours les deux leaders se tournant le dos. Bonjour l’ambiance ! Il faisait décidément un froid glacial en Suède et en Norvège en ce mois de février 1983. Pas trop cool tout ça !
A partir de 1986 Getz trouve son pianiste idéal en la personne de Kenny Barron, un excellent spécialiste des 88 touches qui l’accompagnera jusqu’à sa mort et avec qui il enregistrera entre autres les magnifiques « Anniversary », en quartet, et « People Time » en duo. C’est le chant du cygne du Sound et le tremplin vers la célébrité pour le pianiste.
Kenny
Ce dernier me confia d’ailleurs en interview un détail touchant : « Quand je jouais avec Stan, j’avais tous les soirs les larmes aux yeux et je sais que, moi, je ne ferai jamais pleurer personne ! ». Belle marque d’humilité pour un musicien qui, s’il n’est effectivement pas le plus émouvant des spécialistes du clavier acoustique, n’en est pas moins un accompagnateur de premier ordre et est devenu — notamment en trio — un leader accompli.


























Voilà : ici s’arrête la saga du Sound et vous n’avez plus qu’à vous ruer sur amazon ou chez votre disquaire favori pour casser votre tirelire et compléter — ou constituer — votre discothèque getzienne en suivant les conseils avisé de celui qui reste votre humble serviteur. J’ai nommé Max Granvil, EmGé pour les intimes, … mais sommes nous déjà si intimes ?
Bonnet coûte (que coûte).
 

Max Granvil

PS : A lire : Stan Getz (Edition du Limon) par Alain Tercinet, un des très grands historiens du jazz — un lui doit entre autres un remarquable « West Coast Jazz » (Editions Parenthèses) — qui nous a quittés voici tout juste deux ans.
Que cet article soit l’hommage que lui rend Blog 2 Garenne.




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