vendredi 28 juin 2019

Lew Tabackin trio. Paris, Sunset, 28/06/2019


Quand j’arrive au Sunset vers 22h, plus ou moins au milieu du premier set, j’imagine, Lew Tabackin est en plein solo de flûte sur une ballade que je n’identifie pas. Peu importe, ça tombe bien car l’homme est un des flutistes majeurs de la jazzosphère mondiale et ça s’entend dès les premières notes. Sonorité filée, phrasé capricant… tout Tabackin est là ! Surprise de taille : pas de piano ! Alain Jean-Marie, annoncé dans le programme est absent mais ce « déficit » ne se sent pas tellement le soliste a un discours harmoniquement et mélodiquement riche. Va pour un trio sans piano, donc, ce qui est fréquent au saxophone mais rare à la flûte. 
Justement le soliste embouche son ténor. Quel contraste ! Le son est gras, presque « velu » pour utiliser l’expression consacrée, le vibrato est ample et presque palpable, le débit, majestueux sur les ballades sera torrentueux su les morceaux up tempo et des stop chorus (solos sans accompagnement) permettront de vérifier l’assise rythmique d’un ténor tantôt lyrique tantôt tonitruant… Tabackin vient clairement de l’école « Hawk » (Coleman Hawkins) au niveau du timbre et du phrasé et il assume ce classicisme avec un aplomb impérial. 
My main man Lew
Où entend-on d’ailleurs encore ce type de jeu ? Chez un Scott Hamilton voire un Eric Alexander, tous deux cadets de Tabackin mais qui prolongent le discours du Bean (l’autre surnom d’Hawkins) sans trop se préoccuper des apports du bop ou du hard bop, et évidemment encore moins du free. Ce n’est donc pas à une plongée en arrière que l’on assiste au Sunset ce soir, mais à la persistance vivace d’une esthétique qui n’a jamais quitté la scène même si elle n’est plus depuis longtemps majoritaire. Et l’auditoire se régale de cette immersion dans un jazz intemporel et éternellement jeune car joué avec un enthousiasme évident. D’ailleurs les deux comparses de  Tabackin ont tous deux l’âge d’être les fils de leur leader et sont eux aussi férus de jazz « classique » — mais pas que. 
Mourad Benhammou a pour idole Art Blakey et il est souvent parmi les premiers à se voir appelé par les « Américains de passage », comme voici un demi-siècle ses aînés Daniel Humair ou Christian Garros. Un soutien aussi tonique et fourni que le sien est une bénédiction pour les solistes débarqués en France sans leur rythmique et ils ne se sentent pas le moins dépaysés tant le batteur a assimilé le langage « universel » du drumming jazz. 
My main man Mourad
                                    Quant au bassiste de cet excellent trio, je ne le reconnus d’abord pas de loin, avec mes yeux de myope, puis je me rendis compte qu’il s’agissait du grand Philippe Aerts, bassiste belge que je connais depuis des lustres devenu — je l’appris de lui-même à l’entracte — parisien depuis quelques années.
Soutenir Lew Tabackin d’une walking bass souple et tellurique, former une paire soudée et  inventive avec Benhammou, bref « tenir la baraque » comme on l’attend d’un bon praticien de la « grand-mère » était pour lui un jeu d’enfant, évidemment !
My main man Philippe
                                  Il existe dans tous les pays européens des musiciens de tous âges et de cette obédience. Ils constituent une sorte de « fraternité classique » tout en affirmant leur personnalité propre dans le cadre de cette esthétique.
D’ailleurs Philippe et Mourad constituent la paire rythmique européenne attitrée du saxophoniste américain depuis des années et, après Paris, ils iront tous les trois jouer à l’Archiduc de Bruxelles puis au Pizza Express de Londres. Un mini tournée, quoi !
Il m’est arrivé — à Copenhague par exemple, voici quelques années — d’assister à un de ces « concerts hors d’âge » (comme l’excellent Caol Ila que mon majordome me servira dès que le présent concert pendra fin et que mon vaillant scooter Honda « Swing » — le bien nommé — m’aura ramené dans ma luxueuse demeure audonienne). 
La titine à Max Granvil
 Il avait lieu devant un auditoire presque exclusivement constitué de têtes grises qui jubilaient comme des gamins, ovationnant les solos les plus hardis, applaudissant en connaisseurs les plus subtiles inflexions ou les citations dont le soliste — le saxophoniste américain installé au Danemark Bob Rockwell — émaillait son discours…
Telle était l’ambiance au Sunset en cette fin juin, mais la moyenne d’âge du public était nettement moins âgée que dans la capitale danoise quelques années plus tôt.
La vie d’un club de jazz est faite de tels moments de bonheur partagés, et le Sunset quasi plein en ce soir de match (France/USA en football féminin) faisait plaisir à voir.
Loin des stars flashy, des « créations » subventionnées, des « petit(e)s jeunes qui montent », parfois abusivement suivi(e)s par une presse avide de « chair fraîche » , ce trio trans-générationnel (Lew Tabackin a 79 ans, Mourad sera bientôt un fringant quinqua et Philippe l’est depuis quelques années) nous raconta toute une soirée durant « sa » vie du jazz.
Une vie autrement vivante et passionnante que ce que nous proposent nombre de jeunots/nettes accroché(e)s à leurs partitions et à un répertoire de leur plume qui n’arrive souvent pas à la cheville de quelques bons vieux standards revisités de façon inspirée (Duke Ellington ou Oscar Pettiford, ce soir, par exemple).
Il me revient à l’esprit un concert auquel j’avais assisté dans un club de province voici quelques années avec Philippe Aerts — justement — l’immense Charlie Mariano à l’alto et le non moins génial Philip Catherine à la guitare. Enthousiasmé par le premier set, j’allai féliciter les trois musiciens dans leur loge à l’entracte. Je ne tarissais pas d’éloges et mon enthousiasme débordait à gros bouillons. Au bout d’un moment Catherine se tourna vers ses deux comparses et dit d’un ton détaché en me montrant du doigt : « Ce type est fou : on a juste joué de la musique ! ». Il avait raison, bien sûr, de son point de vue. Mais moi aussi, et je suis sûr que j’exprimais un ravissement partagé par tout l’auditoire de cette soirée magique.
Charlie Mariano nous a malheureusement quittés depuis, mais il fit partie jusqu’à son dernier souffle de ces enchanteurs qui font du jazz une musique unique et intemporelle.
Lew Tabackin est de ce tonneau. Ne le ratez pas s‘il passe en club près de chez vous car — suivez mon regard lourd de reproches, comme d’hab’ — il y a peu de chances que vous le voyiez en France dans une grande salle ou dans un festival.
Max Granvil
PS : Demain samedi 29/06, Alain Jean-Marie rejoindra le trio. Ah, quand même !

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