vendredi 21 juin 2019

Gender studies (1° partie)


En triant les disques que j’ai reçus ces derniers mois une évidence m’est apparue : les femmes occupent de plus en plus de place dans le jazz. Sautons sur l’occasion pour nous adonner à une pratique qui a le vent en poupe dans les universités américaines, et de plus en plus européennes, celle des gender studies, agrémentées à la sauce de garenne, évidemment.
Je ne parlerai pas ici de la scène française car elle bénéficie d’une bonne couverture médiatique et les lieux de diffusion — entre autres les festivals — accordent une place notable à des musiciennes telles que Sophie Alour, Airelle Besson, Anne Paceo, Alexandra Grimal, Eve Risser, Géraldine Laurent, Céline Bonacina… sans compter la vénérable et toujours sémillante doyenne, Rhoda Scott et son Lady Quartet.

 On notera au passage que ces lieux de diffusion ont tendance à privilégier la jeune génération de musiciennes qui ont fait leur apparition au cours des 15 ou 20 dernières années. Leurs aînées Sophia Domancich, Joëlle Léandre ou Hélène Labarrière bénéficient d’une exposition nettement moindre, du moins sous leur nom.
C’est donc sur les musiciennes étrangères que je me concentrerai ici et, pour ne pas me limiter aux disques parus ces deux ou trois dernières années je ferai une exception en commençant par un enregistrement que j’ai redécouvert en farfouillant dans ma discothèque. Un enregistrement qui date de 2010, mais qui n’a pas pris une ride et qui — à ma connaissance — n’a pas été chroniqué dans la presse spécialisée à sa sortie pour la simple raison qu’il est paru sur un petit label italien, Rudi Records, non distribué commercialement sur le territoire français.
Comment me suis-je procuré ce disque, alors ? Il m’a simplement été envoyé par son producteur, qui fait partie du réseau européen que je me suis constitué naguère au fil des ans en publiant dans les colonnes de Jazz Magazine ma rubrique « Trans Europe Express ».
Le groupe qui joue sur ce disque (à propos duquel vous trouverez tous les renseignements que vous pouvez désirer sur le net), Hear in Now, est constitué de trois musiciennes (une bassiste italienne, une violoncelliste et une violoniste américaines) dont les noms ne vous diront sans doute pas grand chose car elles sont quasiment inconnues en France alors qu’elles se sont rencontrées lors d’un festival féminin en Italie, à la suite de quoi elles ont décidé de prolonger l’aventure sur disque. Il s’agit de Silvia Bolognesi (b), Tomeka Reid (cello) et Mazz Swift (vln).
Qui, en France, a eu l’initiative de les programmer ? Personne, à ma connaissance !
Depuis le trio s’est apparemment séparé faute de concerts en nombre suffisant et le second enregistrement annoncé sur leur site n’a jamais vu le jour.
Et c’est bien dommage car leur unique disque est enthousiasmant et leur formation est pour le moins originale, unique à ma connaissance bien qu’elle se rapproche du String Trio of New York — qu’on ne voit guère non plus sur les scènes hexagonales.
Mais ici n’est pas le lieu pour se lamenter sur le manque d’ouverture des programmateurs français…
Allez donc découvrir sur le net ce trio féminin qui vibre de toutes ses cordes jouées tantôt en pizzicato tantôt à l’archet et qui distille une musique de chambre faisant la part belle aux envolées mélodiques comme aux dérives free. Une de leurs caractéristiques est une attention extrême au son de groupe, fluide et charnu à souhait. Personne ne tire la couverture à soi et l’interaction entre les protagonistes est une de leurs préoccupations constantes.
Au total, on a ici une formation hautement originale qui joue une musique réjouissante.
La bassiste Silvia Bolognesi a jadis publié un DVD enregistré en duo avec la vocaliste Maria Pia de Vito (« Suoni dal carcere » sur le label italien Rudi Records) — un exercice périlleux auquel ne se sont livré que de rares chanteuses telles que Sheila Jordan ou Karin Krog. On retrouve Maria Pia de Vito sur un disque récent sous son nom (« Core/Coraçao » sur jandomusic.com) en compagnie d’instrumentistes du gabarit du pianiste britannique Huw Warren (un de ses fréquents partenaires) ou du clarinettiste Gabriele Mirabassi (moins connu en France que son frère pianiste Giovanni, qui vit à Paris depuis des lustres), et accompagnée sur quelques titres par l’ensemble vocal Burnoguala, sans compter le chanteur brésilien Chico Buarque.
Une réalisation d’envergure, donc, portée par une musicienne incontournable de la scène italienne (malheureusement — je sais, je me répète — méconnue en France), qui a étudié avec l’immense musicologue et pédagogue du chant Giovanna Marini et qui s’est ensuite aussi bien consacrée à des projets mettant en avant la tradition de sa Campanie natale (elle est née à Naples en 1960) que des aventures plus internationales avec David Linx , John Taylor ou Ralph Towner.
Maria Pia de Vito déploie sur « Core/Coracao », chanté en napolitain ou en portugais, toutes les ressources d’une voix particulièrement malléable, aussi à l’aise sur les ballades que sur les tempos rapides ou son phrasé fluide fait merveille. Le tout dans un contexte chambriste où son timbre chaud se marie admirablement avec celui des quelques instrumentistes qui l’accompagnent.
Au total, un disque au climat poétique, bien éloigné de l’esthétique d’un jazz vocal plus ou moins aseptisé qui réalise les meilleures ventes des rayons jazz des disquaires.

S’il est un label qui accorde une place importante aux femmes c’est bien le Suisse Intakt. A son catalogue figurent rien moins que les pianistes Sylvie Courvoisier, Irène Schweitzer et Aki Takase, la guitariste Mary Halvorson, les saxophonistes Angelika Niescier, Ingrid Laubrock et Silke Eberhard, la vocaliste Sarah Buechi… soit un aperçu particulièrement varié de la scène jazz européenne, particulièrement suisse et  allemande. Une ouverture qu’on ne rencontre, au passage, sur aucun label français alors qu’elle est courante chez des allemands tels qu’ECM, ACT, Neuklang ou Enja.
A ce propos, une bonne douzaine de musiciens français sont signés sur des labels allemands. On cherche par contre vainement les musiciens allemands figurant au catalogue de maisons de disque hexagonales alors que l’Allemagne est le plus grand pays d’Europe et qu’une scène jazz vivace s’y épanouit.
La France, un pays ouvert ? Vous voulez rire !
Mais revenons à nos dames :
Bien que Japonaise, Aki Takase vit à Berlin depuis des décennies avec son époux le pianiste et chef d’orchestre Alexander von Schlippenbach. Cette pianiste est une des figures incontournable du jazz d’outre-Rhin et a enregistré aussi bien avec des tenants de la scène berlinoise comme le clarinettiste Rudi Mahall qu’avec des partenaires européens tels que le batteur batave Han Bennink ou, chez nous, Louis Sclavis, Dominique Pifarely et Vincent Courtois. 
Sur ses deux derniers disque, elle se produit soit seule (« Hokusai ») soit en duo avec le ténor de David Murray (« Cherry Sakura »). Sur ce dernier CD l’entente entre la pianiste et le souffleur est d’emblée palpable et tous deux installent un climat lyrique qui se prolongera tout au long de l’enregistrement. Murray — qui avait déjà pratiqué l’art du duo avec Dave Burrell, Randy Weston ou Georges Arvanitas et qui avait déjà enregistré dans cette configuration avec la pianiste nippone 23 ans plus tôt — est tantôt étonnamment serein tantôt fougueux comme à son habitude. Quant à la pianiste, elle déploie un  toucher volontiers percussif et le phrasé abrupt qu’on lui connaît. Chacun des deux duettiste compose environ une moitié du répertoire et une composition de Thelonious Monk — l’une des influences majeures de Takase avec Duke Ellington — (sur laquelle Murray embouche sa clarinette basse) vient compléter le tout.
Seule à son piano (et sur un court morceau d’une candide poésie, au célesta, un instrument rarement employé) pour un hommage au peintre Hokusai — qu’elle salue sur le dernier morceau en compagnie de la voix de sa compatriote Yoko Tawas —, Aki Takase se montre plus pointilliste ou méditative par endroits, laissant parfois une place importante au silence, explorant ailleurs toute l’étendue de son clavier avec des basses telluriques et bondissantes à la main gauche et des envolées aériennes dans les aigus. Nous avons ici affaire à une grande styliste dont la culture s’étend de Bach — qu’elle aborde sur un morceau en duo avec Schlippenbach — à l’époque contemporaine et qui, livrée à elle-même, nous fait découvrir un univers personnel d’une richesse impressionnante au sein duquel virtuosité technique et sens de la forme font bon ménage. Du très beau piano !
En ce qui concerne les souffleuses européennes,  nous avons affaire à rien moins qu’Ingrid Laubrock (ts, ss) — qui bien que née en Allemagne et ayant longtemps vécu à Londres est aujourd’hui établie aux USA avec son mari, le batteur Tom Rainey —, Silke Eberhard (as) qui est allemande, sa compatriote (née en Pologne) Angelika Niescier (as) et les Britanniques Josephine Davies et Tory Freestone (ts, ss).
Autant le dire tout de suite, à côté de cette quasi demi-douzaine de saxophonistes européennes nos Sophie Alour, Céline Bonacina et autres Sonia Cat-Bero font figure de gamines gentillettes. Seules, chez nous, Géraldine Laurent et son alto flamboyant ainsi qu’Alexandra Grimal et son ténor charnu me semblent être à la hauteur de ces voisines
On me reprochera sans doute cette comparaison, mais un critique de jazz n’est-il pas à même de comparer puisqu’il reçoit une bonne partie de la production de disques de toutes origines. Comparer et « juger » (ce terme n’a pas bonne presse ces temps-ci mais je le revendique et l’assume) fait donc à la limite partie de son devoir moral et professionnel afin d’aider à choisir un public, qui n’est souvent exposé — par le biais de la publicité et des chroniques souvent complaisantes parues dans la presse — qu’à une infime quantité de ce qui se joue ici ou là.
Voici quelques lustres un lecteur de Jazz Magazine m’apostropha par lettre, me reprochant d’avoir peu apprécié la prestation de Joshua Redman lors d’un festival. Je lui répondis qu’ayant entendu par ailleurs Mark Turner ou David Sanchez je me sentais en droit de remettre à sa juste place un Redman largement surévalué à mon avis.
Il n’est que de comparer les solos de Redman et de Turner sur un thème de Lennie Tristano qui figure sur un des premiers disques de Mark Turner en leader. Ce dernier — qui a abondamment étudié le jeu de Warne Marsh et les compositions de son mentor Tristano — délivre un solo pertinent et magnifiquement construit. Redman, par contre — qui ne connaît de toute évidence rien à l’esthétique de Tristano, Marsh ou Lee Konitz — se contente pour sa part d’enfiler des clichés bebop.
Il est évident qu’il faut avoir une oreille un minimum exercée et une certaine culture musicale pour analyser ainsi un morceau. Mais si un critique de jazz (de musique classique ou de rock, d’ailleurs) ne possède pas ces qualités, quelle légitimité a-t-il à écrire sur la musique ?

Explorons donc ce que nous proposent les souffleuses précitées en espérant donner aux lecteurs l’envie d’aller porter une oreille de leur côté et (qui sait) aux programmateurs hexagonaux la curiosité de les inviter sur les scènes françaises (on peut rêver, non ?).
Ce qui frappe d’emblée chez Angelika Niescier, c’est la sureté de son placement rythmique. Rien d’étonnant à ce qu’elle sollicite la participation de batteurs du calibre de Tyshawn Sorey ou Gerald Cleaver à ses projets. En trio, sans instrument harmonique, elle est parfaitement à son aise pour laisser libre cours à son phrasé très ductile sur des compositions de son cru. Sa sonorité souvent abrupte mais qui ne rechigne pas à adopter par moments une douceur bienvenue est très timbrée et on sent chez elle aussi bien des influences du free que des pulsions mélodiques.
Une saxophoniste à découvrir, dans tous les cas — encore que le terme découvrir ne s’applique qu’à la France — : Niescier se produit en effet depuis  plus de 10 ans en Allemagne, en Turquie, en Norvège ou en Malaisie avec ses divers projets qui ne se limitent pas au trio.
Ingrid Laubrock est sans doute plus connue que sa consoeur altiste parce qu’elle joue fréquemment avec des tenants de la scène newyorkaise. « Serpentine », un des ses derniers enregistrements où l’on retrouve Sorey à la batterie, réunit des musiciens aussi divers que la Japonaise Miya Masaoka au koto, le tubiste Dan Peck, Craig Taborn (p), Peter Evans (tp) et un spécialiste des effets électroniques. La musique est assez écrite, tout en laissant place à des improvisations collectives où l’imbrication des timbres est d’une grande richesse. Laubrock est de toute évidence une compositrice accomplie et l’on retrouve cet aspect de son talent sur un enregistrement plus récent (« Contemporary Chaos Practice ») où un quartet de solistes — Laubrock elle-même, Mary Halvorson (g), Kris Davis (p) et Nate Wooley (tp) — se voit soutenu par une grande formation comprenant cuivres, anches, cordes et percussions.
C’est la première fois que la saxophoniste met sa plume au service d’un projet de cette ampleur et, si l’on peut sentir ici ou là l’ombre d’un Anthony Braxton, l’originalité du talent de Laubrock en tant que compositrice est assez évident. Une artiste, donc, à suivre de près et dont le parcours atypique (d’Allemagne à Londres puis NYC) lui a permis de se forger au contact de ces différentes scènes un personnalité propre remarquable.

Max Granvil
PS : La suite dans quelques jours/semaines : calme ton impatience juvénile ami(e) lecteur(trice), que diable !

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